Taïwan, années soixante. Fils d’un réfugié chinois, Xiao S’r est un adolescent brillant et réservé. Comme beaucoup de jeunes de son âge, il intègre une bande et son mode de vie commence à basculer lentement. Le début d’une descente aux enfers…

Le film s’ouvre et se referme à l’écoute des résultats aux examens d’admission aux universités taïwanaises prestigieuses. Entretemps, Edward Yang aura brossé un portrait cinglant et grinçant de vérité d’un Taïwan en plein bouleversement politique et social. Il aura fallu près de trente ans pour que A Brighter Summer Day bénéficie d’une sortie en salles dans l’hexagone.

Son auteur, Edward Yang, primé à Cannes il y a environ de vingt ans, nous a quittés dans une profonde indifférence. Néanmoins sa filmographie, loin d’être prolifique, aura marqué toute une génération de cinéphiles, à l’image de Yi Yi, dernier chef-d’œuvre du vingtième siècle. Bien avant sa perle récompensée en 2000 sur la croisette, Edward Yang accouchait déjà d’un long-métrage ambitieux, véritable matrice de son futur bébé.

Passé trouble

A Brighter Summer Day évoque une période bien connue du réalisateur, puisqu’il est issu de la même génération sacrifiée, diront certains, qui est relatée tout du long. La Chine, frappée par l’arrivée au pouvoir de Mao et sa Révolution Culturelle, a vu son gouvernement, mais également de nombreux fonctionnaires et ennemis du régime fuir vers Taïwan. Pour ces réfugiés, l’adaptation sera des moins aisée, eux qui ont tout perdu dans leur exil à commencer par le père de Xiao S’r, éminent professeur désormais déchu de sa notoriété.

Le spectateur est amené à suivre le personnage de Xiao S’r ainsi que son environnement familial et sentimental. Rien de bien original, si l’on excepte au départ la durée du film que beaucoup jugeront excessive (près de quatre heures) et la source d’inspiration utilisée par Edward Yang, un fait divers glaçant où un adolescent assassina sa petite amie et fut de fait condamné à la peine capitale pour ce crime. De ce drame sordide, le cinéaste extrait toute la substance tragique pour mieux à la fois mettre en relief microcosme familial et macrocosme sociétal.

Choix cornélien

L’ombre de Nicholas Ray et de La Fureur de vivre planent bien entendu sur cette histoire de gangs rivaux avec au beau milieu cette romance impossible. Tandis que celle d’Ozu persiste à hanter chaque scène intime dans laquelle tout détail, tout objet possède son importance, sa propre existence comme chez le maître nippon. Par ce brillant amalgame thématique, Edward Yang expose aussi bien les maux et les ambitions de tout à chacun que cette idylle au goût amer entre Xiao S’r et Ming.

Au sein d’une société où tous aspirent à s’émanciper depuis leur départ de leur terre natale, problèmes et rêves se superposent. À commencer par un système scolaire où pauvres et privilégiés besognent de jour ou de nuit, ce qui favorise pour les noctambules un attrait pour les gangs et la violence. Véritable purgatoire éducatif, s’instruire devient également bien une voie vers l’excellence que vers la délinquance, à l’image des uniformes servant aussi bien à distinguer les étudiants qu’à signifier leur appartenance à une bande…

Oubliez tout espoir

Pourtant, en dépit de la morosité ambiante, tous espèrent à travers des chimères et en premier lieu celle incarnée par une Amérique, si lointaine et si proche. Le titre du film symbolise à lui seul cet aspect, issu des paroles d’une chanson d’Elvis Presley alors idole de toute une génération. Cette Amérique personnifie toute une culture enviée par Taïwan et adulée par ses jeunes. On y trouve de meilleures universités, ou on y joue au cow-boy comme Xia S’r dans le bureau du médecin.

Cependant, le retour à la réalité se veut abrupt quand l’ancien fonctionnaire subit un interrogatoire des plus corsés, remémorant par là même la répression et le régime autoritaire auquel tous doivent se soumettre. C’est dans ce fatras où les espoirs s’évanouissent et les gangs se déchirent, que devraient s’aimer Xiao S’r et Ming. Mais Edward Yang ne décrit point de jeunes jouvenceaux innocents et ingénus. Le preux chevalier, dont tous vantent les nobles idéaux, s’enfonce au fur et à mesure qu’il s’embourbe dans ses valeurs tandis que la princesse se lasse aussi vite qu’elle agace… et aguiche.

Le réalisateur surtout à comprendre les changements radicaux de son pays à travers de l’évolution des adolescents de l’époque. La discipline se soustrait au profit de la virilité (quand une torche, une batte de baseball et sabre font office de membre phallique) et la conduite gracile fait place à l’émancipation féminine. Pour mettre en scène ce petit monde en ébullition, la caméra d’Edward Yang fait merveille et use de tous les artifices visuels pour construire un espace où l’intime s’avère oppressant, où chaque lieu n’est jamais assez grand pour échapper à ses démons et illusions. La profondeur de champ utilisée impressionne à chaque plan tout comme la verticalité voulue par le réalisateur pour mieux montrer que chacun tente de contempler du haut de son abri ou de son esprit ceux qui désespèrent encore plus que lui… l’humaniste devient cynique.

Malgré sa durée de quatre heures à même de repousser un large public, A Brighter Summer Day ne déçoit pas, n’ennuie jamais, aidé en cela par une narration à la fluidité sans faille. Illuminé par le talent de son auteur, le long-métrage choque, émeut, bouleverse avec une retenue déconcertante. Huit ans avant Yi Yi, Edward Yang proposait déjà non pas une leçon sur la vie, mais bel et bien une leçon de vie dont on ne ressort pas indemne.

Film taiwanais d’Edward Yang avec Chang Chen, Lisa Yang, Zang Guhozu. Durée 3 h 56. Sortie le 8 août 2018 en version restaurée

François Verstraete

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