Acteur et clown pour l’opéra de Sichuan, Qiu Fu vient de décéder. Il est guidé dans l’au-delà par les esprits Tête de Bœuf et Visage de Cheval vers les tréfonds du monde souterrain. Durant son voyage vers sa dernière demeure, il repense à son existence terrestre, au sein d’un pays en pleine mutation.
Pour beaucoup, l’industrie cinématographique chinoise se résume à un vaste réseau de propagande, diffusant des superproductions de genre telles que le récent Ne Zha 2 ou les œuvres de Zhang Yimou. Pour d’autres, elle se réduit aux films d’arts martiaux (et c’est d’ailleurs déconsidéré le genre qui a prospéré dans toute l’Asie au fil des ans, en proposant quelques monuments à la clé). Enfin, les amateurs avertis reconnaissent le talent de plusieurs auteurs, affranchis des pressions de la dictature en place et qui offrent de magnifiques moments de grâce.
Or cette année, ils se sont tous coordonnés pour prouver qu’il fallait compter sur eux et sur leur savoir-faire pour bouleverser la face du septième art. Le Festival de Cannes a accueilli dans cette optique le dernier né de Bi Gan, Résurrection. Jia Zhangke est revenu sur les écrans avec Les Feux Sauvages tandis Hu Guan s’est brillamment distingué avec Black Dog, sans conteste l’un des plus beaux longs-métrages de cette décennie. Et Jiongjiong Qiu se joint désormais aux festivités avec A New Old Play, une fresque ambitieuse consacrée à la métamorphose de son pays.

Cinéaste méconnu en Occident, Jiongjiong Qiu était surtout réputé jusqu’à présent pour ses travaux en art contemporain et sur quelques documentaires. Son entreprise relève donc d’une audace folle, nourrie par sa propre expérience, mais aussi l’histoire de son grand-père qu’il va en partie retranscrire à travers le personnage fantasque de Qiu Fu. À partir de ce postulat, le réalisateur entrelace tous les courants esthétiques inimaginables et puise dans la forme de quelques grands noms, pour un résultat tout à fait stupéfiant.
Il était une fois en Chine
Des femmes et des hommes en uniforme, armes à la main, gravissent un semblant d’escalier, manifestement sans fin. À chaque fois que la caméra se concentre sur le groupe, un membre succombe, sous les coups d’un ennemi invisible, hors-champ. Une façon comme une autre pour le réalisateur de présenter les conflits qui ont affecté la Chine, entre guerre civile et opposition avec l’extérieur au cours du vingtième siècle. Et comment ces événements ont modelé cette nation à l’échelle continentale, la conduisant tout doucement vers un régime totalitaire.
L’évolution de la Chine contemporaine suscite moult fantasmes et on peine à comprendre comment cette puissance a pu basculer et tomber sous la coupe de Mao. Jiongjiong Qiu ne compte pas ici en expliquer les causes, mais plutôt les conséquences sur le quotidien d’une troupe d’artistes. En revanche, il réunit tous les éléments constitutifs et les dissémine à travers des séquences a priori anodines et pourtant significatives. Afin de contrebalancer avec le caractère de gigantisme du pays, il miniaturise son monde, comme le ferait Wes Anderson, exploitant à merveille de fait, le peu de moyens mis à sa disposition.

Son décor étoffé par une direction ingénieuse lui permet de placer ses personnages dans des cases bien précises et d’explorer leur activité, par de lents travellings, captivants. Le cinéaste n’omet aucun détail, aucune épreuve traversée par ses compatriotes, sans pour autant verser dans un lyrisme ostentatoire. Dépendance à l’opium, joug militaire, occupation japonaise, tout y passe, y compris la terrible période du Grand Bond en avant. Néanmoins, pour souligner le caractère tragique de l’ensemble, il s’adonne à la poésie et procure un mélange de joie et de tristesse par le prisme du destin de son protagoniste Qiu Fu.
Itinéraire d’un enfant paumé
La plongée dans les souvenirs de cet acteur/clown, sur le point de franchir la Porte des Enfers, articule le récit, parti sur des bases chaotiques. Lors de son exposition, Jiongjiong Qiu multiplie les scènes improbables, absurdes qui retiennent l’attention tout en laissant pantois. Puis on comprend que le Vérolé, autour duquel gravite une bande d’e comédiens et de chanteurs, n’existe finalement que pour introduire un autre personnage, haut comme trois pommes, tenace et timoré à la fois, qui deviendra à son tour l’astre solaire. Au détour d’une conversation, le garçon impressionne par sa répartie et sa lucidité.
Après avoir dérobé quelques cacahuètes, il s’empresse de les apporter à son aîné. Ce dernier lui demande pourquoi il n’en mange pas. Ce à quoi il répond par une réplique qui témoigne de la finesse d’écriture. Si j’en mange, c’est du vol alors que là c’est une marque de respect. Si Qiu Fu se sert du propre grand-père de Jiongjiong Qiu comme source d’inspiration, il incarne cependant une sorte d’avatar mystique et concentre aussi bien les forces, les vertus inhérentes à la culture chinoise que ses faiblesses. Généreux, il refuse de reproduire le drame qui a fait de lui un orphelin… mais cède aux chimères de la boisson et de l’opium.

Surtout, son vécu s’accorde avec toutes les mutations qui ont modifié considérablement les structures d’une société en proie au préalable à l’anarchie puis à la dictature. Il plie, se résigne à l’exode, devient une figure locale pour terminer en criminel. Et avec ces facéties, le quotidien évolue, le sien et celui de ses comparses, de ses voisins, de sa famille. Jiongjiong Qiu ose des parallèles sur le papier grossier. Ainsi déféquer est synonyme d’abord de résilience, d’énergie puis finalement de survie, unique engrais naturel accessible pour les siens (et hélas réglementé).
J’aurai voulu être un artiste
Chacun s’interroge, à commencer par le cinéaste, sur la place de l’artiste et sur son legs ; quelle fibre l’anime et comment son action est perçue par son entourage et par le public. Ici, la création de la Néo-Troupe est le fruit du rêve d’un homme, récompensé par un système et qui désire prêcher sa propre vision de la réalité, parfois réjouissante, parfois peu reluisante. Jiongjiong Qiu n’hésite pas à évoquer le sort de ceux et celles qui divertissent le peuple, au nom d’un idéal, d’une lutte et pour finir par servir un régime inique.
Le long-métrage ne se concentre que très peu sur la teneur de leurs représentations. Jiongjiong Qiu préfère plutôt s’attarder sur le contenu de leur répétition, de leur entraînement, qui se modifiera au gré du temps, pour circonvenir aux velléités du gouvernement. Toujours avec un travelling à l’appui, le réalisateur se focalise d’abord sur des exercices laissant libre cours à l’imagination et à l’indépendance qui se muent progressivement en pratiques de cohésion coercitives. L’omnipotence holistique prévaut sur l’individu.

Cette tendance est parfaitement assimilée par des êtres, pour qui le mot compassion ne signifie plus rien, excepté pour Qiu Fu, même s’il doit risquer tout ce qui lui est cher. Et tous les espoirs placés dans sa carrière, symbolisés par un théâtre de fortune, vont s’amenuiser, à l’image de la scène et du petit tabouret, témoins des maux endurés et des mutations de la pensée. L’artifice d’ensemble se dévoile aux yeux du spectateur et Jiongjiong Qiu se remémore l’approche des maîtres d’antan.
Mise en abyme
Le réalisateur revendique une certaine filiation avec Fellini et le ton burlesque d’un Tati ou d’un Chaplin. Toutefois, c’est plutôt du côté de chez Renoir que l’on retrouve une similitude dans la démarche, quand il fusionne tous les plans d’existence pour les modeler puis les assembler sur les planches. L’univers est un théâtre au sein duquel les acteurs délivrent une partition la plus juste, la leur, intime, authentique, joyeuse ou pathétique. Voilà pourquoi les métaphores foisonnent dans A New Old Play, pour insuffler l’essence nécessaire, quitte à épuiser le spectateur à force d’en abuser.

Cette abondance se pose à la fois comme l’atout majeur et le défaut d’une fresque gargantuesque comme la Chine, puisqu’elle séduit autant qu’elle lasse au bout de trois heures éreintantes. On est fasciné par cette profusion formelle, que l’on ne s’approprie pas toujours et on risque de rater quelque chose, attentif au détail précédent. Néanmoins, la beauté jaillit souvent de la simplicité, à l’instar de cette courte séquence durant laquelle, jeunes filles et garçons échangent en chœur et en chantant, après que les premières aient épié les seconds à l’occasion du bain. Ces quelques instants prouvent que l’harmonie n’a nul besoin de l’autorité pour prendre racine en collectivité.
Il s’avère donc difficile de rester de marbre face à A New Old Play, tant Jiongjiong Qiu s’échine à modeler à la perfection sa pièce universelle. Et si sa démesure le dessert, faute d’une modestie indispensable dans ce cas, le long-métrage ouvre un énorme champ des possibles pour son auteur.
Film chinois de Jiongjiong Qiu avec Yi Sicheng, Guan Nan, Qiu Zhimin. Durée 3h00. Sortie le 11 juin 2025
François Verstraete
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