Hong Kong 1997. À quelques mois de la rétrocession du pays à la Chine, les pouvoirs publics entament une vaste opération contre le crime organisé. Parmi les policiers en charge de l’affaire, on retrouve Tequila, un casse-cou et Tony, un flic infiltré au bord de la rupture. L’amorce d’une collaboration explosive !
Début des années quatre-vingt-dix ; l’industrie cinématographique hongkongaise connait depuis une décennie un regain d’intérêt sous l’impulsion notable de deux hommes ; l’un est producteur et réalisateur fantasque, il s’agit de Tsui Hark. Le second est un amoureux de Jean-Pierre Melville et de Sam Peckinpah. Il a redéfini les codes du polar dans l’archipel. Il s’agit bien entendu de John Woo, dont le savoir-faire a franchi les frontières. Les sirènes d’Hollywood appellent d’ailleurs Tsui Hark et John Woo. Cependant, avant son départ pour les États-Unis, John Woo va offrir à son public le film d’action terminal, un bijou spectaculaire encore célébré aujourd’hui, À toute épreuve.

Pour cette occasion, il en profite pour affiner un triste portrait dressé par son compère Tsui Hark, avec L’enfer des armes, celui d’une Hong-kong gangrénée par toutes sortes de trafic et par la corruption initiée par la pègre locale. En situant sa narration dans un futur proche, à l’aube du retour du pays dans le giron de la Chine, John Woo n’hésite pas à s’inquiéter du sort réservé à ses compatriotes, alors que bon nombre de questions et de problèmes restent en suspens. Unique solution, s’affranchir d’un système déliquescent en dynamitant non pas une église, mais un hôpital. Tout un programme remarquablement ordonné.
Pour John Woo et pour le cinéma hongkongais, c’est la fin d’un âge doré qui commence. Sa liberté sera remise en cause par les producteurs américains par la suite tandis que celle des studios asiatiques sera ébranlée par le changement de régime politique. Par conséquent, À toute épreuve permit aux deux parties de sortir par la grande porte, gigantesque feu d’artifice qui sublime l’art ostentatoire de John Woo tout en circonvenant à ses thématiques habituelles. Et pour parvenir à ses fins, il collabora avec son acteur fétiche Chow Yun-fat et avec la nouvelle coqueluche du public, Tony Leung.

Infernal affairs
Deux hommes essuient des tirs d’armes automatiques et essaient de survivre. L’un d’eux, en ripostant, abat le premier venu… qui n’était autre qu’un policier, tout comme lui. Il se fige, sous le coup de l’émotion, comprend son erreur tandis que son partenaire s’évertue à le remettre d’aplomb. Quelques minutes d’une incroyable intensité, qui résument à elle seule, la fibre dramatique d’À toute épreuve et le sort réservé au personnage de Tony interprété par Tony Leung. Dix ans avant Infernal Affairs, le comédien endossait déjà le rôle d’un flic infiltré dans la mafia.
Si le destin du protagoniste n’est pas l’unique préoccupation de John Woo, il incarne néanmoins l’entropie d’un système judiciaire à bout de souffle, incapable de protéger ses rouages, en raison d’une mécanique grippée par la bureaucratie. Électron libre, Tony se fond dans le milieu criminel tel un caméléon et applique des méthodes identiques à celle de ses adversaires. Il tue, trahit et célèbre les larcins avec ses compagnons d’un jour, afin d’accéder à ses fins, démanteler leur vaste réseau. Peu importe les moyens, autant obéir aux principes de Machiavel !

Le réalisateur s’échine à retranscrire assez subtilement les atermoiements de ce membre des forces de l’ordre au bord de la disgrâce, contraint à l’isolement et rendu paranoïaque de par sa position hautement délicate. Sa vie ne tient qu’à un fil d’autant que peu sont conscients de sa mission au sein de sa hiérarchie. Il revêt de fait, cette facette christique chère au metteur en scène. Voilà pourquoi John Woo contraste son attitude, son silence en disant davantage que ses démonstrations affectives auprès de ses acolytes malfaiteurs. Et ce comportement suscite à la fois l’admiration et la colère chez Tequila.
Leur tandem fonctionne à merveille tant tout les rassemble et les oppose ! L’un vit sous le couvert de l’anonymat tandis que l’autre opère au grand jour ; cependant, ils subissent une pression similaire et ne sont jamais en mesure d’exprimer totalement leurs velléités ou libres de leurs mouvements. Or, la précipitation des événements se pose en solution ultime pour eux comme pour le réalisateur. Et l’orgie de violence qui s’ensuivra constitue un prétexte pour un déluge de fusillades non-stop, élaboré avec inventivité et maestria.

La horde sauvage
Adepte de la démesure, voire de l’esbroufe, John Woo instille dans ses séquences d’affrontement, aussi bien la grâce aérienne propre aux films de wu xia que la férocité héritée de l’œuvre de Sam Peckinpah, ralentis à l’appui. À toute épreuve enchaîne les morceaux de bravoure, certes irréalistes, mais tellement bien valorisés que l’on ne prête guère attention à la notion de crédibilité (et c’est bien entendu l’effet souhaité). Surtout, ce dernier interroge sur le concept d’héroïsme, synonyme de tête brulée, de responsabilité face au devoir et aux dommages collatéraux et à l’amoralité qui se dégage des actions des uns et des autres.
Ainsi, l’assaut de Tequila, seul face à une horde d’ennemis dans un immense entrepôt, relève autant de l’audace que de l’inconscience. Et si John Woo souligne ses prouesses impressionnantes à travers sa caméra, il n’omet jamais les conséquences de son entreprise inconsidérée. Le cinéaste a toujours apprécié désacraliser les zones de neutralité, pour mieux accumuler les cadavres d’innocents et renvoyer le spectateur à un résultat plus rude, plus cru et moins réjouissant à l’écran. Chez lui, la violence n’a rien d’amusant ni de grotesque, puisqu’elle s’abat sur des personnes en rien concernées par les enjeux.

Il a fort bien retenu la leçon de La Horde sauvage et plus personne ne respecte les règles d’engagement. Un hôpital est balayé de la carte et ses occupants font office d’otages ou de boucliers. Les belligérants tombent comme des mouches sous les rafales de tirs automatiques, tout comme les soignants et les patients. John Woo rappelle que toute guerre engendre des victimes et que l’honneur n’a plus cours sur le champ de bataille… hormis pour un gangster qui sera abattu pour croire encore en cette valeur désuète.
Transmission et prémices
Ne reste plus aux protagonistes qu’à sauver ce qui peut l’être, à savoir quelques nouveau-nés, qui valent un ultime sacrifice. John Woo propose un moment savoureux, entre tragédie et tendresse, lorsque Tequila rappe avec un bébé dans ses bras, tout en échangeant des coups de feu. L’hémoglobine gicle et on souhaite, inconsciemment, que le nourrisson ne conservera pas de séquelles de cet épisode sanguinaire. Le cinéaste, annonce, quant à lui, Volte/Face et l’attaque du repaire de Nicolas Cage, durant lequel tous protégeront un jeune garçon, préservé de la violence extérieure par les écouteurs de son baladeur…

Ces deux scènes, d’une incroyable intensité, retranscrivent la foi de John Woo dans le futur et dans les générations qui lui succéderont, en entretenant le fol espoir, qu’ils changeront le cours de l’Histoire et ne répéteront pas les erreurs de leurs aînés. Ainsi, la présence du réalisateur dans le long-métrage en qualité d’officier instructeur de Chow Yun Fat symbolise cette volonté de transmettre. Alors à son apogée, il aspire au meilleur pour Hong-kong et son cinéma, bien qu’il s’apprête à la quitter.
Cette noble attention ne l’empêchera pas d’endurer un authentique chemin de croix outre-Atlantique, à l’instar des personnages qu’il affectionne. Hormis pour Volte/Face, il ne renouera avec la formule qui fit sa gloire. Depuis, il effectue des allées et venues entre Orient et Occident, tantôt pour accoucher d’une réussite phénoménale (Les Trois Royaumes), tantôt pour se contenter de nombreux revers (le remake de The Killer). Triste constat pour celui qui sublima le cinéma de genre et dont le À toute épreuve représente un sommet technique à (re)découvrir d’urgence.
Film hongkongais de John Woo avec Chow Yun-fat, Tony Leung, Teresa Mo. Durée 2h10. 1992. Date de reprise 27 août 2025
François Verstraete
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