1560. Une troupe de conquistadors commandée par le seigneur Pizarro se met en quête d’El Dorado et écume l’Amazonie. Piégé dans les marais, le chef de l’expédition décide d’envoyer un deuxième détachement en reconnaissance, sous la houlette de Pedro de Ursua. Très vite, Don Lope de Aguirre, officier en second, trahit Ursua et promeut Fernando de Guzman empereur du Pérou et d’El Dorado… le début d’une lente agonie.

En 1979, Francis Ford Coppola remporte la Palme d’Or cannoise avec Apocalypse Now, entreprise herculéenne, conçue dans la douleur et devenue un monument incontournable du septième art. Au-delà du conflit vietnamien ou de la confrontation entre Charlie Sheen et Marlon Brandon, autoproclamé démiurge en terre étrangère, le cinéaste décrivait avec une précision chirurgicale la délicate adaptation des protagonistes dans un environnement hostile.

Chacun devait se conformer à la rudesse locale, jusqu’à sombrer dans la folie pour l’un. Il est évident que le travail singulier, titanesque du réalisateur, salué par ses confrères, revêtait un caractère unique pour beaucoup à l’époque de sa sortie. Pourtant, Coppola n’était point pionnier en la matière, puisque sept ans auparavant, l’un des chefs de file de la Nouvelle Vague allemande avait proposé un long-métrage dans la même veine. Cet homme, c’est Werner Herzog.

Le mutin et l’épouse d’un seigneur déchu

Son film audacieux, Aguirre, la colère de Dieu. Certes, Herzog ancre son récit dans un contexte bien différent, celui du seizième siècle en Amérique du Sud, au Pérou et sur le fleuve Amazone. Et le cinéaste germanique s’intéresse à une autre période sombre de l’Histoire, celle qui vit les actes atroces des conquistadors, lors de leur quête insensée pour la gloire et la fortune. En quelques minutes, Herzog rappelle leur conduite inexcusable auprès de la population, réduite à l’état d’esclave. Ils ne leur auront apporté que leur religion et la maladie (les Amérindiens furent décimés par les différents virus en provenance d’Europe) tout en pillant les richesses d’une terre promise.

Voilà pourquoi, en réponse à leur cupidité, les opprimés façonnèrent le mythe ultime, celui d’El Dorado, connue parfois sous le nom de cité d’or (qui inspira la célèbre série d’animation). Or, à partir de ce postulat, de l’histoire véridique de Lope de Aguirre et des chroniques du moine Carjaval, Werner Herzog construit une fascinante descente aux enfers et explique comment l’Homme dépouillé de son confort, mais toujours mû par l’appât du gain oublie toute notion sociale pour revenir à la loi élémentaire du plus fort. Et détruire tout ce qu’il honorait jadis.

Aguirre, un fou prêt à tout

Périple dans la jungle

Authentique film d’aventures, Aguirre, la colère de Dieu se démarque des codes du genre en refusant une quelconque satisfaction pendant l’exploration de ses protagonistes dans une contrée lointaine, qu’ils sont d’ailleurs prêts à spoiler sans vergogne. Les dix premières minutes sont éloquentes quand Herzog introduit les différents membres de ce groupe machiavélique, préférant sacrifier leurs esclaves afin de préserver un confort tout relatif pour l’épouse d’un des officiers. Néanmoins, la nature sauvage leur rend coup pour coup, puisqu’ils s’embourbent gaiement dans les marécages.

Le cinéaste nous fait comprendre que cette jungle épaisse puis ce fleuve interminable s’érigeront en tombeau pour les uns et pour les autres, se dressant comme le principal ennemi, invisible, invincible, capable d’enrayer la progression du mal. Herzog ignore le lyrisme de John Ford ou d’Anthony Mann lorsqu’il filme les vastes étendues, par le biais de sa profondeur de champ. Seul importe l’aridité, l’atmosphère sinistre d’un paysage, prêt à tout engloutir. Et les personnages ne peuvent en retirer aucun salut puisque nulle vivre et encore moins nulle échappatoire ne leur est proposée. Ils sont devenus eux-mêmes prisonniers et tombent comme des mouches.

Carjaval et ses fidèles

Le climat, les obstacles (ah le radeau coincé à jamais dans un tourbillon) et les ennemis dissimulés dans la forêt se jouent des envahisseurs, de leurs fusils, de leur canon et surtout de leur Dieu. Le danger rôde, l’exploration tourne court pendant que tous voguent sans boussole ni cap préétabli. Par conséquent, la sécurité n’est assurée ni sur l’eau ni sur la terre ferme. Ainsi les certitudes des compagnons d’Aguirre vacillent, tandis que la raison de ce dernier a flanché depuis longtemps.

Aux confins de la folie

Et ici une interrogation s’impose logiquement ; leur santé mentale a-t-elle basculé en raison des conditions extérieures ou les germes de leur chute ne demandaient-ils qu’à se propager dans leurs esprits ? Bien avant Werner Herzog, Nicholas Ray avait répondu à cette question dans La Forêt interdite ; Christopher Plummer surmontait les pires épreuves, dans les marécages des Everglades, forçant son caractère profond et se transcendant pour l’occasion, même s’il disposât, à la base de toutes les armes pour réussir.

Werner Herzog quant à lui, souligne le retour aux besoins primitifs de ses personnages en perdition (les scènes durant lesquelles tous se jettent sur la moindre once de nourriture ou du sel répandu sur le sol s’avèrent éloquentes), excepté pour Lope de Aguirre, dont la folie et le sens de la démesure sont renforcés par la situation dramatique. Pourtant, Pizarro n’a point hésité à lui confier un rôle dans le commandement, ne doutant pas de ses qualités. Néanmoins, Aguirre dégoupille si rapidement que l’on ne peut ignorer ses carences (la présence de sa fille dans ces lieux sinistres confirme les soupçons… jusqu’à ce qu’il dévoile ses intentions vis-à-vis d’elle dans une conclusion cynique) et surtout de ce qui s’ensuivra par la suite.

Vision étrange

La violence va crescendo et témoigne de la perte de contrôle des uns et des autres, même si Aguirre conserve toujours son objectif quitte à emmener les siens en enfer. Durant ces moments, au-delà de l’horreur, Herzog insuffle un air poétique, en mêlant justement actes déraisonnés à l’écran, splendide cadre naturel et phrases solennelles prononcées par une voix off ou par un Carjaval désabusé. De toute façon, en Espagne ou en Amérique du Sud, les choses ne changent pas et seules les élites ont le droit de vie ou de mort sur leurs supposés sujets.

Reproduction d’un microcosme

En renversant Ursua, Aguirre amorce un processus révolutionnaire classique, qui voit des privilégiés en supplanter d’autres et prendre le pouvoir. Aguirre ne se dresse pas en héros du peuple contre l’oppression des puissants, il incarne lui-même un des rouages d’une machine inique dévastatrice tandis que le pion qu’il a métamorphosé en roi ne vaut guère mieux. Alors que tous meurent de faim, Fernando s’empiffre. Quant à Aguirre, il dicte ses ordres et exécute tous ceux qui s’opposent à lui ainsi que les déserteurs potentiels.

D’une certaine manière, il reproduit toute la mécanique sociale en vigueur à l’époque, avec un régent anobli par ses exploits militaires passés (Fernando), la prépondérance cléricale (qui voit chanceler Carjaval lorsque Aguirre lui promet de l’or) et celle du statut (la chaise à porteurs dans la boue ou sur le radeau évite aux dames de se salir, incongru au vu des risques encourus quand de l’exploration). Les soldats et les esclaves sont forcés à obéir et à mourir pour un idéal qu’on leur a inculqué par la force. Les armes et les munitions ont davantage de valeur que leur existence (cf. le soin apporté au canon).

Tribunal factice

Tel un intrigant de la cour, Aguirre manipule son entourage afin d’accéder à un rêve impossible, celui de marquer l’Histoire et ancrer sa dynastie comme le ferait un roi. En attendant, tous les sacrifices sont bons et les méthodes avilissantes visant à briser ses adversaires ne sont jamais exagérées (comme lorsqu’il enferme dans des cages Ursua et ceux qui le soutiennent). Avec, en point d’orgue, un jugement aberrant pendant lequel Ursua goûte à l’injustice réservée aux plus démunis.

Néanmoins, ce n’est pas tant le tableau sociétal que l’on retient après avoir découvert Aguirre, la colère de Dieu. On se souvient plus volontiers d’un morceau de bravoure dantesque, façonné par un réalisateur prêt à se battre contre les éléments déchaînés et à entrer, de fait, dans la cour des grands de son art.

Film allemand de Werner Herzog avec Klaus Kinski, Ruy Guerra, Helena Rojo. Durée 1h30. 1972

François Verstraete

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