Anora officie comme stripteaseuse et fait la connaissance d’Yvan, le fils d’un oligarque russe. Ils entament une liaison et décident de se marier sur un coup de tête. Le début de relation est idyllique, mais très vite, la famille du jeune homme va s’en mêler… pour le pire.
Elle vend son corps pour subvenir à ses besoins, il brûle la vie par les deux bouts. Elle est indépendante, tenace, têtue, lui un gosse de riche, pourri gâté, déconnecté de la réalité. Ils vont expérimenter des moments fugaces, de ceux que l’on partage lorsqu’on a vingt ans et que l’on ne se soucie pas du lendemain. Ils vont se sustenter de sexe, de drogues, de fêtes dantesques et de beuveries jusqu’à la fin de la récréation, sonnée par une famille autoritaire. Bienvenue à New York, celui cher à Scorsese, Ferrara, Allen et Cassavetes.
Sean Baker vous invite avec Anora, à une orgie sensorielle puis à une ballade mélancolique dont il a le secret. Le film a impressionné au dernier Festival de Cannes (il est vrai un poil terne) et a décroché la prestigieuse Palme d’or, consacrant de fait les efforts d’un cinéaste en pleine progression, au style éminemment singulier. Préférant collaborer avec des interprètes habitués aux rôles secondaires, il leur offre généralement d’incarner des personnages iconoclastes, luttant contre la précarité et les a priori d’une société à bout de souffle.
Et il n’hésite jamais à traiter frontalement de l’univers des travailleuses du sexe, stripteaseuses ou prostituées, ce sans les juger. C’est d’ailleurs encore une fois le cas avec Anora, puisqu’il choisit de se concentrer sur le destin d’une Cendrillon contemporaine un peu paumée et propose par conséquent une version sous acide de Pretty Woman, bien que le pygmalion se montre beaucoup moins altruiste, car élevé dans un système en perdition.
La couleur de l’argent
Sean Baker remet en cause un monde reposant sur un unique moteur, l’argent, mauvais maître et serviteur qui corrompt tout ce qu’il touche. Pire encore, les relations s’articulent désormais autour de son pouvoir d’attraction, puisqu’il achète tout, y compris les sentiments, l’espoir, l’amitié ou le respect. Yvan a grandi dans l’opulence, mais son entourage a oublié de lui inculquer les valeurs élémentaires, persuadé que le dieu dollar remédiera à chaque problème. Quant à Anora, l’aspect financier ne constitue plus seulement un moyen de subsistance, mais surtout un tremplin vers cette société de consommation qu’ils chérissent plus que tout.
De fait, Yvan et Anora vivent à cent à l’heure, au rythme des réseaux sociaux et leurs premiers échanges tournent autour du sexe, des substances illicites et bien entendu de quelles sommes l’un dépenser pour l’autre dans l’optique de passer un peu de temps ensemble. Ils ne se marient point par conviction ou sur un coup de foudre, juste pour sceller un contrat, ignorant les conséquences à long terme. Et nul amour ne se dégage de leurs conversations puisque les billets coulent à flots et résolvent tout.
Le cinéaste dresse un tableau cru, chic et choc filmant la frénésie sexuelle, le recours aux drogues ou la pratique des jeux vidéo comme des activités censées combler l’ennui, le vide, l’absence de but dans les existences de cette jeunesse perdue. Et si Anora finit par croire dans l’union célébrée à Las Vegas avec Yvan (cité des excès et du libéralisme roi) c’est pour mieux plonger dans un engrenage infernal dont elle ne ressortira pas indemne.
Des rires et des coups
Le long-métrage trouve alors pleinement son équilibre entre accès de violence mesurée et humour bien senti, basé aussi bien sur la fougue de son héroïne que sur la mise en scène de Sean Baker. Le film tourne à la farce noire, ridiculisant gangsters de pacotille, maris castrés et quelques décérébrés dépendants à la marijuana. Anora, quant à elle, se distingue par sa fureur de vivre et son franc-parler, ses tirades vulgaires et sa propension à rendre les coups sans trembler. On se prend à sourire à l’écoute des conversations durant lesquelles chacun s’ignore et fait preuve d’un égocentrisme caractéristique de notre époque.
Ces situations burlesques rappellent dans une certaine mesure la verve désopilante d’un Howard Hawks et des dialogues absurdes de La Dame du vendredi. Néanmoins, on ne sait jamais s’il faut rire ou pleurer devant ce constat désolant du cinéaste, attristé par l’absence d’authenticité, la lâcheté masculine et l’impossibilité de s’engager à long terme. L’amour est devenu autant volatile que les transactions bancaires et n’offre plus que désillusion et amertume. Anora ne se promène plus au pays des merveilles, mais dans quelques lieux insolites, faussement féériques, qu’elle revisite une dernière fois, avec un fol espoir.
Une dernière virée
Sa déambulation dans les rues de New York, aux côtés de compagnons improbables, s’étire inexorablement et allonge artificiellement la durée de l’ensemble. Néanmoins, elle réussit à extraire l’essence même de la ville, parmi ceux qui se sont égarés et ceux qui, comme elle, n’ont pour unique richesse que l’instant présent, puisqu’il n’y a pas de futur, ou du moins pas celui que l’on souhaiterait. Le conte de fées s’achève et le désenchantement pointe son nez à l’horizon. Le rideau de la nuit se lève et la lumière rejaillit pour mieux extirper les protagonistes de leur rêve éveillé.
Le retour à la réalité s’avère terrifiant pour celles et ceux qui ne profitent que d’un semblant de liberté. Et c’est dans le contraste entre merveilleux songe et aridité du quotidien qu’Anora prend toute sa dimension lyrique et se hisse au-delà d’une provocation ostentatoire qui le dessert à force de se répéter… car très vite, la liesse éphémère que l’on partage pendant quelques minutes fugaces se travestit en infinie tristesse. Sean Baker rejoint quelque part Amos Kollek avec son univers de douleurs et de paillettes, entre Sue perdue dans Manhattan et Fast Food, Fast Women.
Avec Anora, il explore la lente agonie endurée par des individus incapables de tisser des liens, trop fascinés par les mirages d’un mode de vie hypocrite, le nôtre. Un pamphlet qui séduit autant qu’il agace par ses excès et ses manières.
Film américain de Sean Baker avec Mikey Madison, Mark Eydelshteyn, Yuriy Borisov, Vache Toymasyan. Durée 2h19. Sortie le 30 octobre 2024
L’avis de Mathis Bailleul : Anora, rise and fall qu’on pourrait croire venir des frères Safdie, avec ces personnages qui se jettent à corps perdus dans le mirage que peut être l’American Dream. La folie et la drôlerie des Coen en plus, pour une redescente sur Terre douce amère, préférable au modèle choc.
François Verstraete
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