Guerre du Viêt-nam. Le capitaine des forces spéciales Willard se voit confier une mission explosive. Traquer et éliminer le colonel Kurtz devenu fou. Pour mener à bien sa tâche, il devra entreprendre un voyage au cœur des ténèbres, qui fera chanceler son âme et ses convictions les plus profondes…

Plus encore que les attentats du 11 septembre 2001, le conflit vietnamien a laissé des stigmates indélébiles sur le géant américain. Enlisés dans une guerre que ni les médias, et encore moins les acteurs sur le terrain ne comprendront sur le moment, les USA perdirent la face, leur statut de superpuissance omnipotente vacillant grandement durant cette période. Le facteur dérangeant inhérent à ce conflit est intimement lié à la légitimité de l’agression américaine, qui sera remise en question au fur et à mesure des événements.

Bien loin du manichéisme évident de la Seconde Guerre mondiale et sous couvert de faux arguments idéologiques, la Guerre du Viêt-nam s’abrogea plus que jamais des principes moraux brandis par le pays autoproclamé champion de la liberté. Les scandales du Watergate et des Pentagon Papers (qui concernaient justement le conflit) qui firent suite à la fin du combat, achevèrent d’entamer le symbole incarné par le rêve américain. Très tôt, le cinéma du Nouvel Hollywood ne tarda pas à critiquer véhément la situation en Asie du Sud-Est.

Films métaphoriques, les westerns Viêt-nam émergèrent de ce courant contestataire, avec à leur tête les sublimes La Horde sauvage de Sam Peckinpah et Little Big Man d’Arthur Penn. Quelques années après la fin des combats, trois longs-métrages traitèrent le sujet de front. L’illustratif Le retour d’Hal Hasby et bien entendu les deux monuments du Nouvel Hollywood, Voyage au bout de l’enfer de Michael Cimino et… Apocalypse Now de Francis Ford Coppola.

Du cauchemar au rêve

Contrairement à Cimino qui n’avait connu jusque là qu’un succès d’estime avec Le Canardeur avant d’entreprendre Voyage au bout de l’enfer, Coppola est lui déjà au fait de sa gloire, fort du triomphe des deux premiers volets du Parrain. Pourtant, en dépit de son aura et en raison d’une production calamiteuse frôlant les trois ans, Apocalypse Now manque d’entraîner la chute du cinéaste. La Palme d’or cannoise de 1979, les éloges critiques et l’accueil du public le sauvèrent du naufrage financier.

Au départ, Apocalypse Now était destiné à un certain George Lucas. Mais le projet échu aux mains de Coppola en raison de divergences entre les deux hommes. Reprenant en partie le script élaboré par John Milius (futur metteur en scène de Red Dawn et bien sûr de Conan le barbare) et se basant sur la nouvelle de Robert Conrad, Au cœur des ténèbres, Coppola n’aura alors qu’une idée en tête ; a contrario de Cimino, il ne désire pas traiter des ressorts psychologiques du conflit sur les communautés américaines, sa seule obsession, retranscrire à l’écran ce qu’était vraiment le Viêt-nam, le chaos à l’état brut, l’absurdité des événements.

L’atmosphère onirique dégagée par l’exposition annonce les conclusions sur le même ton d’Il était une fois en Amérique de Sergio Leone et de La Porte du paradis de Michael Cimino. Sous l’effet de l’alcool et de substances psychotropes, Willard interprété par Martin Sheen, confond rêve et réalité, plongeant dans la moiteur de la jungle et l’enfer de la guerre dans ses songes. En cela, Robert de Niro et Kris Kristofferson chez Leone et Cimino ne lui seront pas beaucoup différents. Quelques instants plus tard, qui sonnent ici comme une éternité, Willard rejoint le monde des mortels l’espace d’une fraction de seconde, tirant un rideau pour dévoiler brièvement les contours de Saigon. Ce sera l’unique et dernière fois dans le film que la civilisation sera entrevue, en tout cas tel que le spectateur peut la percevoir dans son quotidien.

Périple dans l’obscurité

La traversée peut alors commencer, lent rite initiatique au sein d’un paysage hostile, abritant d’innombrables ennemis invisibles ; la guerre fait rage, l’escalade croissante de la violence va de pair avec l’absurdité des actes de tout à chacun. Au milieu du de l’anarchie ambiante, les soldats américains sont dépeints avec la même incrédulité, mais également une arrogance similaire qui leur siéent durant ce conflit. Beaucoup ont souligné l’incompatibilité du confort logistique propre à l’armée américaine et l’environnement funeste qu’était le Viêt-Nam. Ici la démesure des moyens engagés évoquée se corrèle avec la futilité matérielle exigée par les troupes.

Si la jeunesse envoyée sur le front ne pouvait profiter chez elle du surf, du sexe et du rock’n’roll, alors ces derniers les accompagneraient avec eux au combat. Pour leur faire oublier plus aisément les atrocités perpétrées, pour mieux se concentrer sur une guerre dont les protagonistes ne saisissent jamais les enjeux. Ainsi, tandis que le groupe de Willard aspire à trouver puis à éliminer Kurtz, vogue sur le Mékong comme Charon naviguait sur le Styx, les Enfers se dévoilent peu à peu à eux, inapte à expier les péchés originels. Imprégné par la folie du monde, la petite compagnie commence alors à devenir son propre ennemi, commettant l’irréparable.

Pendant que le danger se tapit dans l’ombre, visible uniquement par les lumières des obus dans la nuit, ou par la lance transperçant mortellement un membre de l’équipage, les représailles déferlent sur des innocents à l’image du village bombardé par Kilgore ou encore du bateau de pêcheurs arraisonné à tort. Si le but initial de l’épopée était d’en finir avec les exactions d’un homme, alors les vers de ce poème macabre vont donner tort au fur et à mesure de la progression de Willard, à la justesse de cette cause.

Génération perdue

Chaque personne engagée dans ce conflit fait partie un peu plus partie d’un ensemble à la dérive dont Kurtz n’est qu’un rouage grippé et sa folie l’élément moteur qui le lie à cet univers décadent. Plus ce bateau avance, plus les structures de commandement lâchent, l’entropie gagne un monde où chacun lutte pour sa survie. Dans cette optique, tous finiront par faire corps avec cet environnement qui les change petit à petit. Les fiers GI pensaient amener et imposer leur mode de vie. L’inverse se produit.

Willard ne le comprend que trop bien, et surtout comprend trop bien sa cible, qui le fascine, qui le consterne, à travers les rapports et photos qui lui ont été donnés. On se souvient alors de la Laura d’Otto Preminger qui suscitait l’attention de ceux qui évoquaient sa mémoire juste par des descriptions. Puis quand survient la rencontre, Coppola fait feu de tout bois et use d’un jeu d’ombres et de lumières savamment dosé dans lequel les belligérants deviennent tour à tour prédateurs et proies. La première apparition de Kurtz à l’écran est d’ailleurs une leçon de maîtrise formelle, l’inquiétante silhouette du colonel renvoie directement à celle menaçante du Nosferatu de Murnau.

Dans cette ambiance crépusculaire, alors que la fin d’un monde se profile, Coppola n’en oublie pas l’un de ses thèmes de prédilection, celui de la famille, socle sur lequel se brisent les obstacles et les dangers dans son cinéma. Ici, l’ultime foyer devient une jungle épaisse où l’on trahit son ancienne à son profit. Willard a délaissé son épouse, Kurtz ses compagnons d’armes et femme, quant à la plantation, les occupants préféreront mourir pour elle plutôt que pour leurs proches.

Fresque aussi démesurée que le conflit qu’elle évoque, poème macabre que ne renierait pas Dante, Apocalypse Now fait vivre à ses protagonistes un apprentissage aux allures de cauchemar éveillé, de ceux dont on ne ressort pas indemne. Tableau éprouvant pour le spectateur tant sur le fond que sur la forme, le long-métrage de Coppola déstabilise les sens comme Kubrick l’avait fait quelques années auparavant avec 2001, L’Odyssée de l’espace. Inutile d’invoquer un semblant de salut ou implorer une quelconque pitié durant cette plongée dans les enfers. Quand le délire de l’homme est peint par l’ambition inégalée d’un génie, ne reste plus à l’arrivée qu’un chef-d’œuvre mélancolique qui conclut une décennie exceptionnelle pour le septième art.

Film américain de Francis Ford Coppola avec Martin Sheen, Marlon Brando, Robert Duvall, Frederic Forrest. Durée 3h22. 1979. Ressortie 21 août 2019

François Verstraete

Share this content: