Ancien procureur d’État depuis évincé, Paul Biegler voit sa carrière d’avocat stagner. Pourtant, l’appel de Laura Manion va tout changer. Son mari, Fréderik, est poursuivi pour le meurtre de son violeur, Barney Quill. Biegler accepte de le défendre lors d’un procès provincial retentissant.

Un vieil homme dépendant à la boisson se rend chez Biegler, de retour de la pêche. Ce dernier dédaigne répondre aux affaires courantes et se met à jouer du piano. En quelques minutes, Preminger expose de façon limpide et concise la situation des deux protagonistes. Champions du droit déchus, leur passion pour la justice se transmet désormais par la lecture à voix haute par Barnell, de quelques passages d’ouvrages hermétiques. Point d’ostentation ni de grand discours, juste un constat en images lors d’une séquence significative du classicisme américain.

Certes Preminger n’est ni Ford, ni Hawks, ni Hitchcock et encore moins Mankiewicz. Pourtant, il incarne également l’une des illustres facettes d’un Hollywood encore rutilant, capable de montrer de sa superbe en termes de mise en scène. Avec Autopsie d’un meurtre, le réalisateur de Laura va une nouvelle fois s’affranchir du pur exercice de style, faire fi de l’ambiance polar rendue possible par le sujet, pour se concentrer sur les différents points de vue de ses nombreux protagonistes, tournant autour de l’acte d’un homme en colère.

Coupable désigné

Mais lors du procès, contrairement au Rashomon de Kurosawa, la vérité, même si elle peut se travestir comme dans le film nippon, ne préoccupe guère le cinéaste et ses interprètes. Seul importe ici la mise à nue d’un système, les limites sociologiques d’une époque et surtout l’exposition d’une galerie de personnalités hautes en couleur. À l’instar de bon nombre d’organismes de nature identique, la justice américaine repose sur des principes formels plutôt que sur le fond ou le bien-fondé d’un acte.

À première vue, la culpabilité de Manion s’avère évidente sur le papier, lui-même reconnaît le meurtre de son ennemi. Pourtant, Preminger va s’attacher à plonger le spectateur au cœur des rouages juridiques du pays, sans tenter, à aucun moment, d’établir une quelconque vérité. Et ses protagonistes sont modelés à cette image. Le juge, le procureur et même Barnell ou Biegler se suspendent à l’interprétation des textes plutôt qu’à la nature des faits. La réplique se fait cinglante, les coups volent bas, mais la teneur formelle persiste.

Le magistrat, durant sa présentation, insiste lui-même sur son amour des joutes emphatiques entre les partis opposés, articulées autour de la justice et de son application. Ici, personne ne s’avoue vaincu par ce qui est ou pourrait être, mais seulement par la force inhérente de la loi. Au regard de la jurisprudence, le procureur adjoint est d’ailleurs prêt à abdiquer. Ainsi la pratique de l’art et du droit se confond dans cet attachement quasi obsessif au contenant quitte à éventer par moments le contenu.

Le procès des institutions

En outre, Preminger prend ses aises dans sa volonté permanente d’afficher les failles de ses contemporains, le climat social parfois nauséabond et surtout rétrograde qui régit la conduite des uns et des autres. Au sein du microcosme constitué dans un tribunal de province, Preminger s’amuse à observer les comportements, dérives et préjugés. Pour bon nombre de personnes présentes, établir la vérité encore une fois ne les préoccupe guère. Néanmoins, il est bien plus évident d’affuter la critique, acerbe, virulente ou à l’inverse d’éprouver de la compassion, les deux attitudes biaisées par la pesanteur du contexte traditionnel.

Héros de guerre, Manion bénéficie de la sympathie et du doute, surtout que pour l’opinion locale, son geste est justifié par l’ignoble agression de son épouse. Cette dernière en revanche attire la suspicion des regards réprobateurs. À travers son portrait de femme, Preminger s’évertue à dresser le bilan d’une période pas si lointaine où, privée de liberté, elle devenait bien souvent la proie d’une Amérique ultra puritaine qui plus est dans l’Amérique profonde.

Une fois encore, la direction d’acteurs de Preminger frise la perfection. Outre James Stewart partagé entre cynisme et tentation, les performances de Lee Remick ou Ben Gazarra sont remarquables. Leur interprétation tout en finesse et en nuances fait mouche dans ce jeu de poker menteur, où personne n’est jamais réellement innocent ni coupable. Surtout, les caractères bien trempés de ce petit monde illustrent avec justesse un échantillon plus vrai que nature de cette Amérique tout juste sortie de la chasse aux sorcières de McCarthy, mais toujours prête à prêcher une intolérance véhémente.

Jamais avare en piques cruelles, pointant le pire de l’homme tout en essayant de préserver l’impossible, Autopsie d’un meurtre accapare l’attention par le biais de la rhétorique, censée incarner la dernière arme d’une société civilisée. Drapé sous le couvert d’un polar classique, le long-métrage de Preminger montre ses griffes et ses dents, pour égratigner le corps d’une nation en proie avec ses vieux démons. Moins ostentatoire que la démarche d’un Samuel Fuller. Mais sans doute tout aussi essentiel !

Film américain d’Otto Preminger avec James Stewart, Lee Remick, Ben Gazzara. Durée 2h40. 1959.

François Verstraete

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