XVIIIe siècle. L’ascension fulgurante d’un jeune irlandais, Redmond Barry, parti faire fortune sur le continent. Soldat, espion et joueur, le dandy deviendra par mariage Barry Lyndon…

Relater une période ou un fait précis de l’Histoire est monnaie au cinéma, aussi bien par le biais de fictions que de documentaires. L’exercice thématique s’il peut être passionnant se révèle trop souvent purement académique à l’écran. À trop se concentrer sur le sujet, les metteurs en scène oublient trop fréquemment la prépondérance de la forme. Cependant, certains incluent leur fascinant objet à un projet bien plus démesuré, fusionnant alors arrière-plan et acteurs de la petite et grande Histoire. Stanley Kubrick s’est essayé à cet exercice avec Barry Lyndon

En 1994, Robert Zemeckis choisissait de mettre en lumière un simple d’esprit et le fit évoluer parmi les géants de son époque. Œuvre grandiloquente parfois déplacée, Forrest Gump n’avait sans doute pas les moyens formels de son dessein en dépit d’un Tom Hanks efficace en héros ingénu. Avec Barry Lyndon, Stanley Kubrick s’était engagé sur la trajectoire inverse, optant pour un protagoniste s’évertuant à devenir plus important que la destinée tracée pour lui, mais qui fera preuve de la petitesse propre à l’humanité.

Un projet d’envergure et insensé

À l’origine, Stanley Kubrick avait pour objectif de consacrer un long-métrage basé sur la vie de Napoléon. Cependant le manque de moyens techniques et financiers fit capoter le projet du cinéaste, frustrant ses ambitions (à l’époque il affirmait à tout va que son Napoléon serait l’œuvre la plus aboutie jamais réalisée). Une déclaration soulignant une fois de plus un ego légendaire égalé seulement par sa minutie et son perfectionnisme obsessionnel.

Quelques années plus tard, Kubrick jeta son dévolu sur un roman de William Makepeace Tackerey pour pallier au refus des studios de soutenir Napoléon. Barry Lyndon est né. Pour obtenir l’approbation de la Warner, Kubrick fera de Ryan O’Neal, acteur rendu populaire par le film Love Story, sa tête d’affiche, dans un rôle à contre-emploi. Une fois encore, par souci du détail, beaucoup de techniciens et d’interprètes connurent la tyrannie du maître, alors que de prime abord, le sujet abordé n’avait ni la puissance métaphysique d’un 2001, ni l’évocation sociale contemporaine d’Orange mécanique ou Docteur Folamour, ou ne s’inspirait pas d’un ouvrage dans l’air du temps comme Lolita.

Itinéraire d’un enfant gâté

Le récit initiatique d’un jeune Irlandais naïf du dix-huitième siècle avait de quoi rebuter, tant cette histoire n’incarnait pas par son thème apparent, la célèbre démesure propre au cinéaste. Néanmoins, il n’en fut rien. Barry Lyndon allait tout bonnement symboliser la quintessence de la filmographie de Kubrick. Peu le comprirent à la sortie, pourtant en s’attardant attentivement sur ce pseudo biopic à la lisière du tragi-comique, on ne peut qu’être fasciné par ses trésors de subtilité, masqués par une simplicité du propos déroutante.

D’emblée, Kubrick choisit d’opter pour une focalisation externe basée sur une voix off, délaissant la narration originale à la première personne pour davantage digérer selon lui l’aspect dramatique. Par ce biais, il limite les dialogues au minimum et décrit à première vue chaque pensée, explique chaque attitude au public. Or ce procédé contraint habituellement la possibilité de suggérer et surtout d’interpréter pour le spectateur averti. Pourtant, les doutes sont vite balayés, car si Kubrick surjoue la carte de l’exposition facile c’est pour mieux dissimuler l’essentiel.

L’évidence s’évanouit au profit d’un propos évanescent au service d’une morale cynique si chère au metteur en scène. Kubrick affectionne plus que tout, ces losers magnifiques, chantres décevants de l’humanité. L’homme corrompt tout ce qu’il touche, l’innocence se dissout peu à peu comme les vertus d’une société en perdition. Al, Alex et Lolita symbolisent à eux seuls le désespoir si bien montré par le cinéaste. Redmond Barry futur Barry Lyndon sera leur digne héritier et plus encore.

Dans les pas de Lillith

Tout comme Eve invita Adam à commettre le péché originel, deux femmes, celles qu’il chérissait plus que tout, souffleront à Barry les mots qui le conduiront à sa chute. D’abord sa cousine bien-aimée qui lui reprochera sa condition de pauvre jouvenceau. Pour remédier à cet état jugé disgracieux, il va s’engager dans une course à la respectabilité, reniant tous les principes vertueux, perdant ainsi son innocence. Ensuite ce sera sa mère qui lui murmurera d’accéder à un Graal peut-être salvateur, mais inatteignable, quête qui lui coûtera tout à l’arrivée.

Dans l’intervalle, durant ce parcours faussement épique, Kubrick détruira un à un tous les codes du héros romanesque, abaissant son protagoniste tout simplement au rang d’homme, confronté à ses peurs et à ses faiblesses. Une fois encore, Kubrick expose son propos par l’absurde aussi bien dans le contenu que dans le contenant des faits. Barry préfère se battre avec ses camarades plutôt qu’avec ses ennemis sur le champ de bataille, ses seules actions notables seront de porter secours à deux reprises à deux officiers, figures paternelles de circonstance, pour lui qui n’a jamais connu le sien. Puis, pendant son périple, il fait la cour à une femme mariée pour devenir ensuite l’acolyte d’un tricheur professionnel.

Dans sa description anthropologique, Kubrick prouve à quel point l’énergie mise au profit d’une cause individuelle destructrice est bel et bien l’apanage de l’Homme… et la raison très souvent de sa perte. Pourtant Barry n’est point le seul être condamnable, il est l’égal sur ce point à tous ceux qu’ils croisent au fil du temps. Nobles, bandits de grand chemin, pauvres et riches, tous sont semblables en avidité et cruauté. Si bien que Kubrick friand de la mécanique des doubles fait de chaque personne qu’il rencontre un potentiel jumeau, à commencer par son beau-fils d’abord victime puis bourreau. Pour accentuer cette sensation trouble de correspondance, Kubrick use de plans d’ensemble où chacun se distingue à peine des autres.

Plus dure sera la chute

En outre, Kubrick se dédouane des spectres limitatifs du temps, pour mieux l’accélérer ou l’étirer à sa guise, pliant à sa volonté le rythme de la narration. Ainsi la première partie, celle de l’ascension de Redmond Barry est dictée par l’enchaînement de situations cocasses, de parties de cartes tronquées, des moments durant lesquels il faut montrer à quel point la quête féroce de Barry connaît un succès fulgurant.

Puis le temps suspend son vol lors d’une scène de séduction mémorable éclairée seulement par quelques bougies (l’éclairage du film relève d’ailleurs de la prouesse technique pour l’époque), quelques regards échangés entre un homme et une femme autour d’une table de jeu vont changer leurs destinées. Dès lors, Kubrick étire ce temps jusqu’à la fin pour mieux renforcer l’idée qu’une chute s’avère interminable quand elle commence, que le calvaire ne cesse et ne cessera jamais. Les plans deviennent fixes, orchestrés comme des tableaux sur lesquels le beau s’étiole inexorablement.

Enfin il y a ces deux scènes personnifiant la naissance puis la mort de Barry, celle des duels. Un premier échange dans lequel Kubrick prend à contrepied les attentes du spectateur en passant du gros plan à un plan d’ensemble, floutant les perspectives d’arrivée, à l’image du futur de Barry. L’angoisse visible sur le visage du capitaine Quin contraste avec l’impatience d’en découdre palpable de Barry. Tout s’accélère au diapason de sa fulgurante ascension. Puis viendra le duel final avec son beau-fils, rendu sans fin telle la descente aux enfers de Ryan O’Neal. La peur rattrape les uns et les autres, et on périt socialement comme l’on a vécu, le tout tourné une fois encore en gros plan.

Il sera difficile pour Kubrick de se relever du revers cuisant essuyé par Barry Lyndon au box-office. Le réalisateur savait que même en accouchant du meilleur film au monde, un échec financier pouvait stopper net une carrière. Il lui faudra attendre Shining pour connaître de nouveau le succès en salle. Pourtant, nul ne doute désormais de l’importance de Barry Lyndon. Accepter Barry Lyndon c’est approuver la fragile complexité humaine, c’est comprendre qu’il est possible de gravir des montagnes puis de sombrer dans la médiocrité. C’est entrevoir toute la splendeur et la bassesse de l’Homme à travers le prisme du génie d’un visionnaire.

Film anglo-américain de Stanley Kubrick avec  Ryan O’Neal, Marisa Berenson, Patrick Macgee. Durée 3h07. 1976.

François Verstraete

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