Enfant unique d’une famille relativement aisée, Wei se lie avec Shuo, un camarade étrange, qui ne va pas tarder à s’immiscer dans le quotidien du foyer… ce qui déplaît fortement à Wei !
Un adolescent effectue des tractions avec difficulté. Il s’applique dans son effort jusqu’au moment où un ballon de basket le heurte… il s’écroule et se blesse. Cette courte séquence, a priori anodine, introduit avec malice le drame à venir, ses causes et ses conséquences. La teneur métaphorique s’avère, quant à elle, assez subtile, en dépit d’une contre-plongée grandiloquente, employée pour l’occasion. Une manière comme une autre pour Jianje Lin d’afficher ses prétentions, avec ostentation. Pour son premier long-métrage, le réalisateur chinois désire marquer les consciences et affirmer son statut d’auteur.
Il rejoint, de fait, une nouvelle génération de cinéastes issus de l’Empire du Milieu, qui a émergé ces quinze dernières années, avec des têtes de gondole telles que Jia Zhangke ou Bi Gan. Jianjie Lin espère se hisser au niveau de ses aînés et n’hésite pas, tout comme eux, à critiquer le système qui régit leur pays natal. En puisant dans son vécu, il compte bien livrer une vision lucide de certaines problématiques actuelles. Ce noble dessein accompagne ceux de ses compatriotes Jiongjiong Qiu (A New Old Play) et surtout de Hu Guan (Black Dog), qui se sont brillamment distingués cette année. Ainsi, l’année 2025 célèbrera le septième art chinois ou ne sera pas, pour ses qualités ou ses succès en salles (en considérant le triomphe territorial de Ne Zha 2).

Maniérisme risqué ?
Brief History of a Family se conforme aux caractéristiques d’un savoir-faire local spécifique, éloigné du baroquisme sud-coréen, de la flamboyance hongkongaise ou de la retenue nipponne. Affranchis de l’influence, en partie néfaste, d’un Zhang Yimou, les cinéastes chinois aspirent désormais à une liberté formelle nourrissant une ambition démesurée, parfois étouffante, souvent étonnante. À l’instar d’un Jiongjiong Qiu, Jianje Lin élabore des compositions d’une incroyable complexité, quitte à désarçonner le spectateur, voire à l’agacer.
Les quelques effets superfétatoires de la caméra existent uniquement pour satisfaire un égo et une propension à un perfectionnisme presque malhonnête. Pourtant, cette volonté d’aller toujours plus loin dans un maniérisme un brin tapageur trouve son équilibre, au cours d’une brève suspension du temps, durant laquelle Shuo explore l’appartement. Jianjie Lin se joue des sens avec un curieux amalgame photographique et sonore ; un discours zen se confond avec le Prélude de Bach pour être écrasé par quelques notes furieuses de rap.

Ces éléments, sans aucun rapport sur le papier, définissent cependant à merveille chaque membre de la famille et esquissent leur portrait avec plus d’acuité que quelques mots superflus. En s’imprégnant de la cacophonie ambiante, Shuo comprend davantage ce qui motive les uns et les autres que lors des vains échanges pendant un dîner superficiel. Et la maîtrise du réalisateur affleure à cette occasion, se délestant de la pesanteur de son sujet avec une grâce totale. Un contraste saisissant avec les scènes explicatives, qui anéantissent la puissance d’évocation et de suggestion de l’ensemble.
Le fils unique
Tout comme son protagoniste Wei, Jianjie Lin subit une pression, certes d’une autre nature, mais authentique. Il se doit d’exceller dans son exercice de style, quitte à trop en faire. D’ailleurs, il projette cette exigence à travers Wei et renoue avec son propre passé, son expérience douloureuse d’enfant unique. Yasujiro Ozu expliquait dans son long-métrage Le Fils unique, toutes les contraintes liées à l’éducation d’une seule progéniture, l’importance qui lui était accordée, les attentes placées et la solitude qui en découlait.

Jianjie Lin oriente cette réflexion non pas dans une optique humaniste comme l’envisageait le Nippon, mais sur une voie politique, rappelant au passage, les lourdes conséquences des mesures de natalité très strictes, imposées par le gouvernement chinois pendant plusieurs décennies. Wei et Shuo sont les fruits de cette ligne directrice inique, qui édicte leur destinée, mais également leur attitude. Bien que le pouvoir en place prône un idéal holistique à coup de propagande, son rigorisme entraîne un profond repli égocentré de l’individu et une recherche de la performance, pour mieux se démarquer parmi une foule innombrable.
Voilà pourquoi le père de Wei lui souhaite le meilleur, par amour et par obligation. Et le réalisateur déploie alors sa mécanique implacable et décrypte l’assimilation de Shuo, qui devient le fils ou le frère que l’on aurait voulu à ses côtés Confident, partageant les mêmes goûts, malléable, il symbolise quelque part cet idéal, tout droit sorti d’un rêve… ou d’un cauchemar. Et quand le réveil sonne, tout s’écroule !

Une question d’ascension
Pour Jianjie Lin ce n’est pas tant le principe de l’insertion de Shuo qui lui importe, bien qu’il s’applique pour le crédibiliser. On pense par conséquent, au mimétisme frauduleux imaginé par René Clément dans Plein Soleil et surtout au double de fortune qui remplace l’étoile montante dans Ève de Joseph Mankiewicz. Néanmoins, Shuo ne partage en aucune mesure les mêmes objectifs qu’Alain Delon ou Anne Baxter. Il est d’ailleurs victime à la base, qui s’évertue à s’accrocher à une branche inespérée afin de gravir les échelons.
Le réalisateur joue alors avec les nerfs de ses protagonistes, leur ôte toute vertu pour délivrer un message cynique et féroce. Il constate à quel point l’entropie s’est emparée d’une société qui promettait, à l’origine, l’égalité et la solidarité pour tous, pour finir par se soumettre à la loi du plus fort. Quand la naissance prévaut sur le mérite, ne subsiste plus que le chantage comme arme de négociation… jusqu’à ce qu’elle se retourne contre son instigateur. Les loups s’entre-dévorent ou au contraire, prônent l’inertie afin de sauvegarder un semblant de système.
Tendu comme un thriller, mais porteur d’une morale digne d’une farce jubilatoire, A Brief History of a Family assène l’estocade finale envers une institution à bout de souffle. Sans égaler l’incroyable Black Dog, Jianjie Lin signe un essai fascinant à défaut d’un coup de maître.
Film chinois de Jianjie Lin avec Zu Feng, Xilun Sun, Ke-Yu Guo. Durée 1h40. Sortie le 13 août 2025.
François Verstraete
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