Il y a fort longtemps, Clint Eastwood déclarait que certains films coûtaient trente millions de dollars alors qu’avec une telle somme, il pouvait envahir un pays (en référence à une opération militaire qu’il avait lui-même financée). Ces propos, fort provocateurs, font écho également à la chute de la United Artists, suite à l’échec cuisant essuyé en salles par La Porte du paradis de Michael Cimino. Pourtant, la leçon n’a pas été retenue, les années ont passé et les budgets ont enflé de manière démesurée. Quand on voit les montants alloués aux différentes franchises, super-héroïques ou non ainsi qu’à certains travaux d’auteur, on peut craindre légitimement un nouvel accident industriel (et le terme est vraiment adéquat ici), ce, quelles que soient les contrées, puisque ce phénomène touche énormément de régions du monde, avec une échelle adaptée en conséquence.
Martin Scorsese avait mis le secteur en garde vis-à-vis des productions Marvel et DC, tant au niveau de la qualité que d’un point de vue financier. Cependant, il n’aurait pas dû réduire cet avertissement aux surhommes sur grand écran puisque d’autres sagas mais aussi des longs-métrages intimistes ont subi d’importants revers au box-office. Or, chaque échec se conjuguait à d’énormes investissements, de Killers of The Flower Moon à The Flash en passant par The Marvels ou Babylon ou Indiana Jones 5.
Et récemment, l’hécatombe s’est poursuivi avec les catastrophes The Fall Guy, Furiosa ou celle déjà prévue de Joker : Folie à Deux. Toutefois, rien ne freine les studios et malgré les pertes endurées, ils continuent à injecter des fonds faramineux. Certes, on ne sait pas où cela s’arrêtera et ce petit monde tournera encore dans un futur proche (après tout dans les années quatre-vingt-dix, tout le monde appréhendait le projet Terminator 2 et ses 100 millions de dollars de budget). Qui plus est, l’époque a changé avec l’apparition de la Chine dans l’équation, nouvelle cible pour les requins aux dents longues. Néanmoins, en dépit de ces promesses, on peut déceler une faille dans des structures bien établies, y compris en France.

Un modèle en danger ?
Pour comprendre l’étendue du problème, il faut rappeler que les recettes engrangées au box-office ne sont pas reversées en totalité dans le tiroir-caisse des studios. Elles sont divisées entre les diffuseurs (les salles de cinéma) et les ayants droit. Par ailleurs, l’argent perçu par les producteurs varie selon les pays (ainsi un film américain touchera davantage sur son territoire alors qu’en Chine, il empochera approximativement 25 % des revenus). Pour résumer et établir une formule simple de calcul, un long-métrage doit générer deux fois et demie plus de gains que le montant de son budget afin de rentrer dans ses frais.
En outre, il faut ajouter à ce budget initial, les dépenses pour la campagne promotionnelle, qui peuvent être très élevées (souvent l’équivalent de 50 % de la somme pour un blockbuster voir plus comme c’est le cas pour Barbie). Avec cet exposé, on saisit mieux les enjeux et on envisage pleinement les difficultés pour un projet cinématographique d’être rentable. Une superproduction coûtant 200 millions de dollars hors marketing nécessite des gains avoisinant les 700 millions pour dégager des profits en salles. Un score donc assez faramineux. Or si la tâche s’avère ardue pour un long-métrage du MCU ou un volet de Mission Impossible, cela devient très très laborieux pour une entreprise d’auteur telle que Killers of The Flower Moon ou The Fabelmans.

Beaucoup misent désormais sur les recettes TV et bien entendu sur les plateformes de streaming pour se refaire une santé. En outre, il faut aussi considérer l’aspect international. Il est d’autant plus compliqué pour un film à gros budget de rentrer dans ses frais s’il doit compter uniquement sur le marché local (comme c’est souvent le cas pour la France par exemple). Voilà pourquoi la situation se tend de plus en plus puisque les sommes allouées au développement explosent (parfois pour des raisons incongrues) alors que le public potentiel ne s’accroît plus.
La guerre des catalogues
Certes, quelques-uns ont déjà pris leurs précautions ; Christopher Nolan avec Oppenheimer a doublement remporter son pari puisqu’au-delà des recettes générées par le film (près d’un milliard), il n’a dépensé que 100 millions de dollars, soit deux fois moins que la plupart de ses collègues pour un projet de cette ampleur. Et les interprètes acceptent de diminuer leur cachet lorsqu’ils travaillent avec certains auteurs (c’était le cas pour Woody Allen dans le passé et désormais pour Wes Anderson). D’ailleurs, sans verser outre mesure dans la démagogie, l’inflation salariale des têtes d’affiche explique en partie celle des budgets et on peut s’interroger sur la somme perçue par Leonardo DiCaprio (officiellement plus de 20 millions de dollars) pour un long-métrage de la nature de Killers of the Flower Moon.

Et à l’inverse, on doit citer le modèle sud-coréen qui s’évertue à dépenser peu, à déployer des trésors d’ingéniosité et permet de fait à ses productions d’être rentables. Quoi qu’il en soit, il faut relever l’ultime épine de cette équation (et pas la moindre), celle de la cadence infernale des sorties. On pointe du doigt la guerre des catalogues des plateformes de streaming, qui se battent à coup de contenus censés attirer le chaland ; par conséquent, elles en développent une quantité incalculable ce qui dilue la visibilité de chacun d’entre eux.
Cette problématique s’applique aussi au cinéma puisque le nombre de sorties hebdomadaires, rien qu’en France, a été multiplié par quatre, en l’espace de trente ans. En raison de ce rythme frénétique, une œuvre doit performer en salles les deux premières semaines et sa durée de vie sera moindre (sauf pour les plus gros succès) puisque d’autres frappent à la porte. Ainsi, les blockbusters défilent à vitesse grand V (on en recense souvent trois par mois) et les films intimistes sont noyés dans la masse. Pourquoi alors les studios s’entêtent ils à produire davantage ? Tout simplement par ce qu’ils ne désirent pas rater le phénomène de l’année et surtout afin de figurer à leur catalogue.
Ballon de baudruche ?
Détenir tel ou tel long-métrage, épisode d’une franchise ou essai apte à rafler des Oscars, permet à l’entreprise d’accentuer son aura et de fait sa propre valeur. La société peut ainsi capitaliser en bourse par un succès critique (d’où la débauche d’auteurs illustres comme Ridley Scott, Martin Scorsese ou Bong-Joon Ho par Netflix ou Apple Tv+), par des prix en Festival et bien sur grâce à des sagas au fort potentiel commercial (Star Wars, le MCU, Harry Potter), qui induisent la vente de produits dérivés.
Et en rassemblant de tels long-métrage ou licences sous leur giron, les studios conservent un véritable actif qui leur sert de garantie ; même si Warner est déficitaire depuis plusieurs années et que sa dette est colossale, la firme possède suffisamment de marques (car ici on parle désormais de marques) ou de titres du patrimoine de renom pour survivre. Pour exemple, à combien s’élèverait la vente de Batman ou de Superman (bien que le personnage tombera bientôt, en partie, dans le domaine public) ou comment estimer un chef-d’œuvre comme Million Dollar Baby.
Évidemment, toute cette mécanique à l’engrenage en apparence, bien huilée, s’apparente à un château de cartes prêt à s’écrouler. Comme peu de films sont finalement vus et donc rentables, les studios perdent de l’argent. La question pertinente est de savoir si un ou deux succès dans l’année comblent les déficits des dix ou vingt autres titres. Pour le moment, le système tient, mais à un fil, et il ne serait point étonnant qu’un désastre de l’ampleur de la United Artists se profile dans les prochaines années.

Enfin, il y a le sujet de la créativité, qui ne se pose pas d’ailleurs uniquement pour les blockbusters. Pour ces derniers, tous essaient de voguer sur ce qui vient juste de fonctionner (des super-héros au fan service en passant par la nostalgie des années quatre-vingt). Et pour les films dits d’auteur, tous se concentrent sur des thématiques identiques et peinent à se distinguer (sans compter le formatage formel estampillé Scorsese-Tarantino).
Le vœu pieux serait de revenir à un modèle plus sain, avec des budgets moins importants et un rythme de sorties bien moins soutenu. Hélas, beaucoup ont à perdre dans cette affaire où il y a de plus en plus d’élus qui souhaitent préserver leur place, ce à tous les échelons. Néanmoins, quand la bulle éclatera et elle risque d’éclater plus vite que prévu, les dégâts seront considérables. Et la guérison sera lente tandis que les conséquences seront terribles pour l’art en lui-même (il faut se référer à la fin du Nouvel Hollywood et de la passation de pouvoir des auteurs aux patrons des studios à cette occasion).
François Verstraete
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