À la mort du magnat de la presse, Charles Foster Kane, Thompson, journaliste, est chargé de dresser un portrait de l’homme. Sa rencontre avec ceux qui l’ont côtoyé va amener à dévoiler des facettes peu reluisantes de sa personnalité.

Il est coutumier de dire que pour marquer son époque, il est nécessaire d’être en avance sur son temps. Adage putassier sans aucun doute, mais qui reflète l’un des critères prépondérants pour expliquer le statut de chef-d’œuvre ou de film culte dans le domaine artistique, la dimension pionnière dans le monde scientifique ou la notion d’exploit sportif. On peut évoquer de L’Aurore, de La Nuit du chasseur ou encore de La Règle du jeu, long-métrage considéré par bon nombre d’historiens comme éminemment fondateurs du cinéma moderne. Et il est logique d’inclure dans cette liste Citizen Kane, qui incarne plus que tout autre le terme précurseur.

Un projet insensé

Citizen Kane tient à l’origine du rêve dément d’un démiurge à l’égo aussi grand que son génie. Quand RKO lui accorde sa confiance pour Citizen Kane, Orson Welles est déjà une star au sein de l’univers audiovisuel américain, après avoir terrifié bon nombre d’auditeurs à l’occasion du récit radiophonique d’une fausse attaque martienne. Canular célèbre qui a valu à son conteur une renommée fulgurante, lui, homme de théâtre et de court-métrage jusque là peu considéré. Embauché par la RKO, il échoue à réunir l’appui nécessaire pour adapter Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad

Il décide alors de jeter son dévolu sur le script de Citizen Kane. Avec l’aide d’Herman Mankiewicz (le frère d’un certain Joseph Mankiewicz), il entreprend de porter sur grand écran la biographie fictive d’un magnat de la presse, mais ne se cache pas de s’inspirer de la vie du géant bien réel William Randolph Hearst. Ce dernier, outré par le contenu supposé du long-métrage, tenta vainement d’en interdire la sortie. Si le succès en salles ne sera pas au rendez-vous et l’accueil du public très mitigé, les critiques en revanche ne tarirent pas d’éloges sur le film. Beaucoup le découvriront après-guerre et notifieront qu’il y aurait un avant et un après Citizen Kane. Expression souvent volatile, mais qui prend dans ce cas tout son sens encore de nos jours.

Narration en mode majeur

Vrai faux biopic, Citizen Kane se démarque déjà nettement par son propos bien en dehors de la catégorisation des genres en vogue. Alors que l’attrait pour les films noirs, les westerns ou les drames bat son plein, le long-métrage d’Orson Welles s’éloigne des standards de l’époque pour délivrer un portrait dessiné à l’aide de la précision quasi documentaire des souvenirs de ceux qui l’ont côtoyé. Point prépondérant, puisque Welles opte pour une narration à partir de flashbacks, choix inédit dans le cinéma parlant, il faut en effet remonter au muet pour retrouver des metteurs en scène qui s’adonnent à pareille expérience.

Ainsi, comme pour son sujet, Welles se passionne pour une forme bien différente, changeant les codes en vigueur, montrant que l’on peut raconter une histoire autrement à l’écran. Par conséquent, les points de vue convergent dans la même direction, celle de Charles Foster Kane, centre de toutes les attentions, mais aussi chantre mémoriel à même de briser la sacrosainte linéarité du récit. Cette entreprise déroutante pour les spectateurs (ce qui en partie expliquera leur rejet pour le film) bouleverse l’opinion intellectuelle vis-à-vis du septième art. Considéré avant tout comme un divertissement par encore bon nombre de critiques, il est alors vu d’un œil différent par ses détracteurs. Il faudra attendre Rashomon de Kurosawa dix ans plus tard pour que le cinéma connaisse un tel chamboulement dans sa conception.

Proche de la perfection ?

Mais l’ambition formelle de l’ensemble ne se limite pas à sa narration. Welles s’amuse avec les codes de construction spatiale, rendant son protagoniste plus grand que nature, mais l’emprisonne par les entraves du cadre (ou de la vie), Kane ce géant par accident dont la démesure est nourrie tant par l’argent que par les effets de plongée et de contre-plongée de la caméra. Welles alimente alors aussi bien l’égo de son personnage que le sien, voulant prouver au monde que sa virtuosité stylistique, certes très ostentatoire, n’a rien à envier à quiconque.

Il revient aux principes du clair-obscur cher au cinéma allemand, n’hésitant pas à masquer par les jeux d’ombre et de lumière les visages de son univers. Unique désidérata induit par ce procédé, celui de suggérer, avec pour résultat plusieurs moments exquis telle la confrontation entre le mari, la femme, la maîtresse et le rival politique. La conduite policée des uns et des autres contraste avec la douleur et la colère supposées, sentiments noyés dans la pénombre. Cette scène d’ailleurs marque la constante théâtrale de l’œuvre, mais aussi ce mélange subtil entre lyrisme dramatique et réalisme à la précision d’horloger

En outre, Welles ne déconstruit pas seulement son espace, il se joue également du temps, l’étire, le déforme afin de lier chaque séquence, chaque détail, conformément aux différents flashbacks comme une gigantesque poupée gigogne. Pour mieux se substituer à la vie trépidante d’un magazine ou à celle beaucoup plus terne du couple, Welles accélère son propos, témoignant du rythme de parution des revues, contant l’ascension fulgurante de l’Inquirer, ou au contraire l’élude progressivement, l’usure gagnant les amants au fil des petits déjeuners ou de l’assemblage minutieux d’un puzzle.

Symbiose du fond et de la forme

Quoi qu’il en soit, l’exercice de style n’oublie jamais de servir le discours de Welles. Citizen Kane personnifie le film monde, à l’effigie de son protagoniste, tour à tour charismatique, détestable, pitoyable et terriblement humain ou… américain. Outre la réflexion très à propos sur le pouvoir de la presse, à même de faire ou de défaire présidents ou artistes, entrepreneurs ou journalistes, Welles juxtapose le destin de son héros à celui de son pays.

Welles symbolise la grandeur et la décadence passée ou à venir d’une nation, tantôt paternaliste, tantôt moralisatrice, toujours intéressée et souffrant d’un égocentrisme exacerbé. Kane alors se sert de sa Madeleine de Proust et se souvient de sa bien-aimée Rosebud. Un retour à une enfance qui a dicté son comportement, interrogeant sur les bases éducatives et les valeurs à inculquer. Kane ne manquait matériellement de rien, mais a bâti son apprentissage par la loi des marchés et des contrats.

Kane serait devenu un grand homme dans d’autres circonstances, de ceux que Thatcher méprise considérablement. Ce regard en arrière renvoie à la chaleur du foyer, seul pilier essentiel et authentique à l’épanouissement individuel. Un message dont la simplicité contraste avec l’ornement raffiné d’une mise en scène tout comme se confronte l’innocence perdue de Kane avec sa soif inextinguible de contrôle… à l’image du réalisateur.

Certes les générations contemporaines et futures sevrées par l’entropie crépusculaire qui frappe le cinéma depuis bien trop longtemps, peinent et peineront à mesurer et à comprendre l’impact de Citizen Kane. Pourtant, le monument d’Orson Welles ne devrait point avoir à réclamer l’affection dont fut privé son protagoniste. Fruit de l’imagination et du génie d’un auteur égocentré à l’image son personnage, Citizen Kane représente aussi bien le renouveau, la modernité et le point alpha d’un art en perpétuel mouvement.

Film américain d’Orson Welles avec Orson Welles, Joseph Cotten, Dorothy Comingoe. Durée 1h59. 1941

François Verstraete

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