Modeste employé dans une société de nettoyage, Ryosuke améliore ses revenus grâce à la revente en ligne. Un beau jour, il décide de lancer sa propre affaire et d’agrandir son activité commerciale, quitte à appliquer des méthodes frauduleuses. Le début d’un engrenage infernal…

Quatre ans se sont écoulés depuis la sortie des Amants sacrifiés, fruit de la collaboration entre Kiyoshi Kurosawa et Ryusuke Hamaguchi. Le mélodrame mâtiné de film d’espionnage, avait séduit aussi bien par sa subtilité que par la dureté des thématiques abordées. Bien qu’il ne rencontrât pas de franc succès en salles, Kurosawa prouvait encore qu’il appartenait au cercle très fermé des cinéastes nippons qui comptent, ce aux côtés de Kore-Eda et d’Hamaguchi. Voilà pourquoi on attendait de pied ferme son retour.

Quand il faut expier ses pêchés

Et ce vœu est triplement exaucé puisqu’il propose cette année deux longs et un moyen métrage cette année. Chime a débarqué dans l’hexagone il y a à peine huit jours, La Voie du serpent fera de même au mois d’août et Cloud arrive cette semaine sur nos écrans. Entre thriller âpre et tableau sociétal amer, le nouveau bébé du réalisateur traite de sujets bien dans l’air du temps, sans oublier son goût pour les fantômes nichés dans les moindres recoins d’un environnement urbain déliquescent. Excepté que désormais, ils se faufilent insidieusement sur internet, masquant leur identité par des pseudonymes et frappent avec davantage de férocité que par le passé.

Kurosawa et son époque

Un homme négocie avec habileté et ténacité un stock de machines thérapeutiques invendues auprès d’un couple d’entrepreneurs, visiblement sur la sellette. Il les pressure et obtient gain de cause, motivé par la bonne affaire à suivre. Puis, il les distribue sur la toile, amassant des bénéfices considérables. Bienvenue en 2025, dans une ère dominée par l’attrait de l’argent facile, de la loi d’un marché où tous cherchent à écraser la concurrence pour un peu de profit, énormes multinationales ou simples quidams. Ces derniers adoptent une attitude crasse toute capitaliste avec le principe du scalp, c’est-à-dire acheter au plus vite des produits en quantité limitée et très demandés pour en exiger un prix excessif. Quitte à léser plusieurs maillons de la chaîne !

Un air hagard

Néanmoins, le cinéaste n’articule pas sa réflexion autour de cette pratique qui frise l’illégalité (notamment sur le plan fiscal), même s’il la condamne de manière sous-jacente. Il l’aborde afin de déclencher une série d’événements dévastateurs, un mécanisme activé au départ par Ryosuke, qui broie tous ceux impliqués ou spoliés. L’entrepreneur aspire à un avenir meilleur et entame une longue descente aux enfers, en déployant des procédés de plus en plus douteux. Piégé dans cette spirale, il dépend désormais d’une conjoncture qu’il ne peut maîtriser.

Et Kurosawa excelle quand il décrypte la terrible ascension d’un escroc en totale symbiose avec son époque, tout comme ses victimes, en quête de revanche. Ici, les dangers d’internet s’affranchissent des limites supposées du clavier d’un téléphone ou d’un ordinateur. Les harceleurs remplacent les esprits frappeurs tandis que les messages haineux prennent forme. Pour le metteur en scène, le web renferme des démons bien réels qui se connectent au quotidien et interfèrent avec le monde des vivants. Pour eux, rien n’est authentique jusqu’à ce que la tempête se déchaîne et que le cauchemar se concrétise.

De victime à bourreau

Ambivalence morale

Pourtant, le cinéaste est très loin de brosser des portraits binaires pour une galerie de protagonistes qui glissent progressivement du mauvais côté de la barrière. Il préfère plutôt dresser un constat social alarmant et pointer les failles d’un japon entré de plain-pied dans le progrès technologique, mais incapable d’offrir à sa population une stabilité sur le plan psychologique ou financier. Ryosuke par exemple rejoint les milliers de personnes peu qualifiées, qui se contentent d’un travail peu valorisant. Et celles et ceux qui gravitent autour de lui n’ont que peu de perspectives, comme son jeune assistant, sa fiancée ou encore ceux qui souhaitent l’éliminer.

On est abasourdi par le local insalubre qui sert de logement à un autre commerçant de fortune. Tous sont les jouets du système libéral, qui ne leur indique même plus les limites d’une frontière séparant le bien et le mal. On devient dépendant, tout comme Ryosuke, d’une formule à même de nous enrichir rapidement et on oublie les fondamentaux moraux, celles et ceux qui nous entourent, soit le socle d’une communauté. Quant à la survie en l’espèce, elle s’avère accessoire, tant que la marchandise reste intacte.

Amitié authentique ?

Le regard cynique de Kurosawa ne se détourne jamais de sa problématique, tout en délivrant une étude psychologique glaçante de son protagoniste, qui peine à ressentir des émotions. Froid et calculateur, il n’imagine point que tout s’enrayera et déraillera pour le pire. Inconscient des conséquences, à l’instar de ses détracteurs, il nourrit une forme de violence économique quand d’autres lui opposeront une brutalité plus sanglante. Le deuxième acte peut éclater, tout comme l’art protéiforme de Kurosawa.

Total western

Il y a souvent un côté illusoire lorsque l’on communique sur la toile et surtout on ressent une quasi-forme d’immunité, à l’image des personnages. Ils croient à tort qu’ils ne seront jamais inquiétés pour leurs attaques blessantes ou pire leurs arnaques. Le réalisateur capte très bien cette facette du monde actuel tout en affichant un contraste saisissant, à travers un jeu de massacre cruel, qui surviendra de manière abrupte, pour mieux réveiller les coupables. Quand la première balle sortira du canon d’un révolver et abattra l’un d’entre eux, le choc en retour les renverra à une réalité plus concrète, plus tangible et surtout plus terrible.

Vigilante sans scrupules

Kurosawa profite alors de son décor vidé de la substance des vivants, constitué de détritus et de métal, pour s’adonner à une confrontation presque grotesque, durant laquelle on écarte toute vertu, toute retenue. Il emprunte à la fois au western ou au film de gangsters pendant quarante-cinq minutes dantesques, ultime épreuve pour des gens ordinaires, qui ont sombré bien malgré eux. Le spectateur ne trouvera nulle jouissance de cette expérience traumatisante, tandis que les vainqueurs n’en ressortiront pas indemnes.

Quant au cinéaste, il ne juge jamais, mais éclaire une route pavée d’intentions pas toujours nobles vers un El Dorado promis, une chimère inaccessible qui corrompt tout ce qu’elle touche. Le fantôme ne s’est pas introduit pas dans la machine par hasard, on a inoculé son essence, avec nos désirs les plus sombres. Ce que Kurosawa souligne avec le malaise qui le caractérise.

Film japonais de Kiyoshi Kurosawa avec Masaki Suda, Kutune Furukawa, Daiken Okudaira. Durée 2h03. Sortie le 4 juin 2025

L’avis de Mathis Bailleul : On se débat pour raccorder les wagons avec la saga John Wick et renouveler la sauce mais malgré sa prod chaotique, ça fonctionne si bien que le spin-off Ballerina met à l’amende la majorité des films du genre, avec rythme et humour, tout en déployant sa propre mythologie.

François Verstraete

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