Couple de bourgeois rangés, George et Teresa se sont retirés dans un vaste château irlandais situé sur une île à l’écart de la civilisation. Une nuit, deux gangsters font irruption dans leur demeure après avoir raté leur dernier coup. Désormais prisonniers, les époux vont nouer avec les malfaiteurs une relation singulière…
Après le succès de Répulsion, Roman Polanski décide de poursuivre son aventure britannique avec un projet beaucoup plus personnel, certes un peu fou pour l’époque, que l’on qualifierait d’Ovni aujourd’hui. Il retrouve son coscénariste Gérard Brach, s’octroie Donald Pleasence à la distribution, qui a évolué aux côtés de Steve Mc Queen dans La Grande évasion et surtout François Dorléac, sœur de Catherine Deneuve (l’interprète de Répulsion) et actrice montante sur la scène française. Son objectif, entreprendre une critique sociale acerbe via une farce pittoresque, théâtrale à souhait, absurde, digne de Ionesco ou de Beckett. L’aventure Cul-de-sac était lancée.

Vaudeville ubuesque
Cul-de-sac un titre qui s’accorde fort bien à ce long-métrage tant il souligne l’impasse à laquelle sont confrontés les protagonistes tant d’un point de vue locatif que sur le plan des événements. Ici, Polanski s’amuse à superposer les divers degrés de narration, de focalisation pour mieux bâtir un édifice étrange, sordide au milieu de cette gigantesque demeure vétuste, prison dorée aussi bien pour les occupants que pour les derniers arrivants. Ajoutez à cet endroit unique un couple marqué par la différence d’âge, un mari cocu, une conjointe qui s’ennuie ferme et deux gangsters pathétiques en cavale. Les éléments mis en place, ladite farce peut débuter.
Un bandit agonisant confond un bourgeois travesti avec sa compagne tandis que ce même bourgeois et son épouse le transportent sous la férule de son compère d’armes. En une seule scène, Polanski fait goûter au spectateur tout le sel de son long-métrage, un soupçon de folie, d’amertume et une grande pincée d’absurde, ingrédient déjà présent dans ses deux premières œuvres. Un demi-siècle avant La Vénus à la fourrure, le cinéaste laissait libre cours à son imagination débordante pour accoucher d’une peinture au vitriol non pas de la société, mais plutôt de ceux qui le constituent.

De l’absurde au ridicule
Personne n’échappe au jeu de massacre orchestré dans ce huis clos savamment composé par son auteur, aidé par un sens du cadre et de la photographie toujours très précis. Comme souvent, le huis clos chez le réalisateur définit aussi bien une prison physique que mentale. Entre des gangsters empêtrés dans une situation inextricable et un couple incapable de s’extirper d’un mariage à la dérive au bout de seulement quelques mois, tout concorde à une rencontre corrosive entre les différents participants.
Dans sa quête d’absurde, Polanski se rappelle aux bons souvenirs du Godot de Beckett avec l’arrivée illusoire de secours pour Dickie. Chimérique comme la possibilité pour George d’affirmer sa virilité dans un combat de coqs qu’il ne parvient jamais vraiment à engager au grand dam de sa compagne. À ce petit jeu seule Elena fait preuve d’une véritable maturité, réfutant une domination patriarcale, qui plus est par des mâles incapables.

Puis, après quelques bons mots viennent sourdre des moments d’une violence inouïe (une marque de fabrique chez le metteur en scène) à l’image d’une jeune femme fouettée par la ceinture de son geôlier. Une situation insoutenable alors que quelques minutes auparavant, il se retrouvait malgré lui à la botte de ses victimes, prisonnier d’un dîner de cons dont il refusait de devenir l’épicentre. Enfin niché dans le chaos ambiant surgit le mal originel, tapi dans les souvenirs d’un des personnages. Un nom évoqué autour d’une conversation anodine fait remonter la douleur la plus pure à la surface, bien plus forte que les coups infligés par Dickie… jusqu’à trouver écho dans un final au diapason du ton employé.
Jamais à court d’idée pour tourner en ridicule ou pour mettre au supplice ses protagonistes, Polanski refuse de dissocier le vice et la vertu pour mieux souligner un monde soustrait de véritable logique morale. Illuminé par la présence et l’interprétation d’une Françoise Dorléac au sommet en électron libre, Cul-de-sac saccage tout pour le seul plaisir d’un cinéaste désormais réellement à part, au talent indéniable sans confiner au génie.
Film britannique de Roman Polanski avec Donald Pleasence, Françoise Dorléac, Lionel Stander. Durée 1h51. 1966. Sortie en Blu-ray aux éditions Carlotta le 5 mai 2021.
François Verstraete
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