1944. Originaire d’Hiroshima, Suzu se rend à Kure, port militaire régional pour y rejoindre son époux. Malgré les turpitudes de la guerre, elle s’efforce d’accomplir les tâches quotidiennes. Jusqu’au jour où le drame survient…
Genre phare des années quatre-vingt-dix, le cinéma d’animation nippon se meurt inexorablement. En cause, une crise économique dont l’archipel ne s’est jamais vraiment remis, mais aussi un art qui se délite tout doucement, tant les successeurs des Myasaki, Takahata, Otomo, Oshii et autre Satoshi Kon peinent à prendre la relève. Le succès critique et public du Voyage de Chihiro, auréolé de l’Ours d’Or de Berlin en son temps, paraît aujourd’hui si loin… et si proche.
Lauréat du Prix du Jury au festival d’Annecy, Dans un recoin de ce monde permet au plus grand nombre de découvrir l’œuvre de Katabuchi, ses deux premiers films n’étant visibles qu’en DVD. Pour son troisième long-métrage, le réalisateur choisit d’évoquer à sa manière le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale et plus précisément d’Hiroshima… Si ce n’est point la première fois que le sujet est traité y compris par le biais du cinéma d’animation, Katabuchi va s’efforcer d’appliquer sa touche délicieuse en démultipliant les enjeux, les liant à la fois par l’image et par le texte, pour aboutir à un résultat aussi cohérent qu’émouvant.

Avant toute chose, Dans un recoin de ce monde est un récit d’apprentissage, celui de la jeune Suzu, enfant autant étourdie que la finesse de son trait resplendit sur chacun de ses dessins. Née après une crise économique sans précédent, elle vaque et rêve dans un Hiroshima d’abord en perpétuelle évolution. Les années passent et là voilà mariée à un homme de Kure, noce plus ou moins forcé dans un pays où traditionnellement l’épouse n’a que peu d’importance, si ce n’est son élégance et son apparat en société. Katabuchi filme magnifiquement convenances et errances lorsque les envolées oniriques fusionnent avec les esquisses de la jeune femme et que ses tâches quotidiennes sont criantes de vérité à l’écran.
Des sentiments, du sang et des larmes
Le style réaliste, délicat, mais aussi par moments minimaliste du dessin fait fureur, on pense par conséquent aux Contes de la princesse Kaguya mêlés à la précision historique du Vent se lève. Chaque instant où chacun essaie de vivre se transforme en morceau mélancolique sur pellicule et Takabuchi transcende petit à petit son matériau, quand l’apprentissage se mue en drame face aux horreurs de la guerre. Si la chronologie devient compte à rebours, elle n’est pourtant point appuyée maladroitement. L’oppression du conflit s’accentue, mais on décide de se concentrer sur le quotidien coûte que coûte.

La guerre ce n’est tout d’abord que des navires ancrés au port, puis des enterrements occasionnels. Puis vint l’époque des alertes, des bombardements, du deuil et enfin l’apocalypse… Takabuchi magnifie son récit aussi bien par sa maîtrise de la temporalité que de l’intérêt dénué de toute condescendance pour chaque personnage, chaque détail les concernant, chaque activité anodine… Par moments, l’œil d’Ozu semble se poser sur les événements et l’ombre du metteur en scène plane derrière la caméra. Le lyrisme dont il fait preuve atteint son paroxysme quand Suzu voit ses certitudes s’effondrer en une fraction de seconde… les regrets, la douleur, tout ce qu’on a perdu et que l’on perdra se confondent via des plans d’une cruauté saisissante.
Dans un recoin de ce monde raconte l’histoire d’un cinéaste croyant que la force juvénile d’une jeune fille est capable de surmonter toutes les batailles. Contre sa famille, sa belle-famille, sa condition et un mariage qu’elle ne désirait pas. Voilà pourquoi, Suzu et son créateur incarnent les flambeaux charismatiques d’un combat contre lequel il faut constamment s’adapter. Katabuchi montre à quel point l’initiation peut prendre des allures de chemin de croix dont on ne sort jamais indemne. Et signe par là même un film mémorable.
Film d’animation japonais de Sunao Katabuchi avec les voix de Kaycie Chase, Rena Nounen, Yoshimasa Hosoya. Durée 2h05. Sortie le 6 septembre 2017
François Verstraete
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