Années quatre-vingt-dix. Robert Billot, brillant avocat d’affaires, est spécialisé dans la défense des industries chimiques. Pourtant, quand un fermier, connaissance de sa grand-mère, vient le trouver pour soulever un énorme scandale sanitaire, il va faire volte-face. Billot engage alors un combat contre la plus puissante entreprise du pays… quitte à tout perdre même sa vie.

Après Michael Mann, auteur de Révélations et Steven Soderbergh avec Erin Brokovich, seule contre tous, Todd Haynes rejoint la liste des cinéastes s’appropriant une grande lutte, un de ces immenses combats pour la vérité que le public affectionne tant, quand David assomme Goliath pour une juste cause. Si de telles entreprises se soldent souvent par un fade résultat académique, il ressort de temps à autre des œuvres notables comme celles sus-citées. On se souvient surtout des pamphlets dictés par Stanley Kubrick, Otto Preminger ou Samuel Fuller.

Billot seul contre tous

Encore d’actualité, le scandale DuPont lié au téflon centralise toute l’attention ici de Todd Haynes, bien éloigné de prime abord de son univers mélodramatique usuel pour un sujet pesant, suffocant et à même d’absorber le substrat de sa mise en scène pour capitaliser sur la notion de gravité. On constate rapidement que ce sujet étouffe par moments l’habileté affichée d’habitude par le cinéaste, engoncé dans l’interminable plaidoyer de son protagoniste en quête de justice et de vérité.

Cependant cette impression s’estompe au fur et à mesure que le regard de Todd Haynes se pose définitivement sur le long-métrage, porté par un Mark Rufallo, impeccable, sublimé sans doute par la direction d’acteurs du réalisateur, très efficace. Todd Haynes a démontré ses qualités depuis des années lorsqu’il doit reconstituer d’une époque, un genre ou un style, ne donnant au passage, jamais dans l’illustration, mais toujours dans l’immersion à même de provoquer l’émotion.

Ici, son sens de la précision, sa minutie fait mouche une nouvelle fois, contrastant les décors rutilants, mais froids d’un cabinet d’affaires avec une campagne désaffectée, rongée par le fléau, prête à imploser. Il instaure un environnement de fin du monde, atmosphère délétère dans laquelle l’ennemi honni a planté depuis bien longtemps les germes de la corruption, mal ou manne nécessaire d’une communauté laissée à l’abandon.

Dans la tourmente

Le metteur en scène implante son récit tel un énième film réquisitoire, mais le transforme au fur et à mesure en thriller haletant, se jouant des codes sans jamais relâcher la tension, mettant ses personnages aux prises avec des situations ubuesques ; les vaches dociles deviennent des louves enragées tandis que l’explosion crainte se déclenche cette fois de l’intérieur au moment inopportun et non à bord d’une voiture.

En outre, le temps suspend son vol, s’égraine petit à petit pendant que les membres d’une communauté meurtrie tombent comme des mouches, reproduisant à juste titre la lenteur d’un système judiciaire, qui voit défiler les acteurs au fil des ans alors qu’un homme s’évertue à se dresser inexorablement contre le mal. Dès lors, les ressorts lyriques qui siéent si bien au cinéaste rejaillissent à l’écran, à mesure que les pertes s’accumulent et que les déchirements internes se multiplient. Todd Haynes déploie alors son aptitude en matière de démonstration sentimentale, les larmes amères abondent, mais il ne verse jamais dans un pathos excessif et exagéré.

Héros prédestiné

 L’évidence sonne à la porte d’un observateur attentionné ; plus on se focalise sur les détails anodins, plus il en ressort que ce sujet, ce héros surtout convient à la perfection au réalisateur de Carol ou de Velvet Goldmine. À l’instar de ses précédents personnages, Elliot est partagé entre deux mondes et doit choisir, quitte à briser une routine bienséante, un confort intellectuel, sociétal, familial. Si l’orientation sexuelle ou l’amitié amoureuse avec un Afro-Américain étaient en cause dans Carol ou Loin du paradis, Todd Haynes décide cette fois de confronter son protagoniste aux affres d’un retournement de veste, lui le défenseur des industries chimiques va devoir mettre à terre la plus puissante d’entre elles.

Comme Julianne Moore ou Cate Blanchett, ce combat peut l’amener à sa perte, mais également sur son affirmation identitaire, l’acceptation d’un soi refoulé qui rejaillit le temps d’une rencontre bouleversante. Ici, cette rencontre avec un fermier n’est pas sans rappeler celle de Carol avec Thérèse ou de Cathy avec Raymond. Cependant, revendiquer son choix c’est se battre avec une tradition chimérique incarnée plus que jamais par DuPont. Non seulement, Eliot a l’habitude de défendre ce type d’entreprise, mais DuPOnt symbolise qui plus est, à elle seule, ce fameux confort quotidien made in us à grand renfort de publicité et d’effets prétoires s’y rapportant. Se détacher pour exister signifie comme pour chaque personnage cher à Todd Haynes entraîne une mort virtuelle pour mieux renaître… à l’image de son accident cardiaque.

Sous ses airs de discours accusateur, porteur d’un message alarmiste, Dark Waters niche en son sein un procédé initiatique classique, marque de fabrique de son auteur. Jamais à court d’idées éloquentes pour souligner son propos, Todd Haynes signe un flamboyant appel à vivre, vivre un jour de plus afin de faire retentir la vérité.

Film américain de Todd Haynes avec Mark Ruffalo, Anne Hathaway, Tim Robbins. Sortie le 26 février 2020. Durée 2h08

François Verstraete

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