Buffalora, une petite ville italienne apparemment sans histoire. Gardien du cimetière, Francesco Dellamorte est confronté depuis quelque temps à d’étranges incidents. Accompagné de son assistant Gnaghi, il lutte contre le retour des morts dans le monde des vivants. Sa rencontre avec une jeune veuve va bouleverser définitivement son quotidien, fait de sueur et de sang…
Le cinéma d’épouvante italien fut nourri pendant de très nombreuses années par la tripaille, par le giallo et par la violence exacerbée. Pendant longtemps, les Transalpins, Lucio Fulci en tête, ont fait preuve de brio dans cet exercice de style. Mais l’œuvre du Néo-Zélandais Peter Jackson, la comédie horrifique Brain Dead au début des années quatre-vingt-dix vint bousculer l’ordre établi, le gore excessif poussé au-delà des limites par le futur réalisateur du Seigneur des anneaux sonnait le glas d’une récréation tantôt jouissive, tantôt malsaine.
Que pouvait alors offrir le genre fétiche des Romero, Hopper, Craven ou Bava ? Un metteur en scène inconnu d’un large public allait y répondre, l’italien Michele Soavi. Auteur seulement de deux longs-métrages dont le remarqué Sanctuaire par les amateurs, le cinéaste allait impressionner le jury du Festival de Gérardmer, mais également un vaste panel d’observateurs, séduits par la forme peu usuelle de son propos. Adapté d’un roman de Tiziano Sclavi, DellaMorte DellaMore tient plus du poème métaphysique que de l’outrance parfois ordurière, coutumière au genre. Après les zombies politiques de Romero, Michelle Soavi nous présentait ses zombies mélancoliques !

Bienvenue en enfer
Le film s’ouvre et se referme sur l’image d’une boule à neige au contenu flou, mais suggestif. Entre-temps, Soavi aura miniaturisé un monde dans lequel les vivants et les morts sont de la même race. Bourg perdu, Buffalora et ses habitants incarnent les parfaits stéréotypes de la petite ville anodine, coupée de tout. La malédiction qui frappe le cimetière ne semble pas inquiéter ni la population, et encore moins les autorités… sauf son gardien et son compagnon handicapé, condamnés à vivre chaque jour les mêmes turpitudes monotones.
DellaMorte DellaMore se situe au carrefour des genres, les chemins des protagonistes s’entrecroisent tandis que les thématiques foisonnent au sein d’une histoire limpide en apparence, mais aux ramifications trompeuses. Film fantastique, romantique, film noir, DellaMorte DellaMore est tout cela à la fois et plus encore. Le synopsis, simplissime au départ, devient peu à peu sinueux, tortueux à l’image des trépidations macabres endurées par son héros. Dellamorte règne sur des cadavres au milieu d’un univers poisseux fait de poussière et de chair en décomposition.

Roi sans couronne et sans reine, il s’éprend d’une jeune veuve à la libido jamais assouvie. Le drame commence alors tandis que Soavi se joue du temps, non pas en l’étirant ou en le prenant à rebours, mais en usant d’une narration à répétition, mais très éloignée des standards lancés par Un jour sans fin d’Harold Ramis. Ici Dellamorte symbolise aussi bien l’héritage de Charon, dernier intermédiaire entre le monde des morts et des vivants que Sisyphe, assigné à la même tâche douloureuse pour l’éternité.
La ballade des pendus
Mais le tour de force de Soavi ne s’arrête pas là, il débute tout juste, tant sa mise en scène souligne un amalgame habile entre quête existentielle et farce macabre. Francesco Dellamorte devient alors le saint patron d’une cité hanté par les spectres des vivants. Soavi invite les âmes pécheresses à s’adonner à leurs désirs pour oublier la morosité ambiante, si bien que les zombies sont les véritables vivants de cet échiquier cosmique. Au lieu d’apposer un ton ironique sur son long métrage, Soavi préfère l’absurde et la poésie.
Au passage, il ne respecte rien et fusionne les images blasphématoires aux propos bibliques. Deux amants se donnent l’un à l’autre sur la sépulture du défunt époux, Dellamorte prête serment à une entité païenne en plein cimetière chrétien puis embrasse passionnément sa maîtresse d’outre-tombe. L’humour l’emporte souvent sur l’horreur, le cynisme sur le désespoir, l’incompétence sur la vérité. La rumeur entretenue par Dellamorte lui-même sur une possible impuissance sexuelle lui confère une immunité sur ses crimes présents et à venir, au grand dam de l’enquêteur borné.

Soavi lui s’efforce de subjuguer, hypnotise par la vision d’un monde diaphane en proie à l’inertie, troublé par le retour de quelques morts affamés par la chair et animés par le désir. La scène du baiser au clair de lune prélude à une attaque sauvage ou celle de la chevauchée d’un motard et de sa dulcinée marque les esprits. Mais tant d’ostentation poétique ne sert qu’à masquer l’ultime secret d’un univers fermé au sein duquel chacun est enfermé et peine à pleinement exister. Jouets du destin trompeur ou d’un dieu moqueur, les habitants de Buffalora ne sont que des noms couchés sur un bottin. Dellamorte, pantin suprême, acteur pathétique d’une fausse comédie humaine, ne vit donc que pour une romance illusoire et une amitié imaginaire. La fuite s’impose alors et dévoile la supercherie finale.
Marionnette guidée par les fils d’un démiurge cruel, Dellamorte erre à jamais dans un purgatoire bien plus terrible qu’un cimetière maudit. Pour lui comme pour Gnaghi, point de répit ni d’espoir ou d’amour, juste des désirs refoulés et inassouvis. Quant au couple Ruppert Everett Anna Falchi, ils personnifient à merveille ce conte composé de sexe et de sang, dont la morale n’a d’universelle que la minutie singulière et sophistiquée de la mise en scène de son auteur.
Film germano-franco- italien de Michele Soavi avec Ruppert Everett, Anna Falchi, Fançois Hadjii-Lazaro. Durée 1h39. 1994
François Verstraete
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