Un couple de paysans coulerait des jours paisibles si leurs enfants n’avaient point décidé de bouleverser leurs habitudes, en faisant entrer les affres du monde moderne dans leur foyer.

Incapable d’exploiter une gazinière fraîchement acquise, une vieille femme s’acharne encore et encore sur les boutons. Lasse et dépitée, elle demande l’aide de son époux. Encore moins patient, il emploie la manière forte, à l’aide d’allumettes. Mauvaise idée. Écran noir puis fondu enchainé. Ses plaies pansées, il rumine tandis que sa conjointe veille au grain. Ces moments, emplis d’humour et de délicatesse, émeuvent et alertent à la fois, témoignant d’une situation quasi dramatique. Un sujet poignant et surtout risqué pour un premier long-métrage.

En effet, Shokir Kholikov profite de son incursion dans la mise en scène pour se concentrer sur l’état de son Ouzbékistan natal, tiraillé entre tradition séculaire et entrée de plain-pied dans la modernité, tandis que le monde rural est dévoré petit à petit par l’essor économique du pays. Et pour réussir cette démonstration, il n’hésite pas à emprunter certaines caractéristiques formelles spécifiques au style de Yasujiro Ozu et d’Abbas Kiarostami. D’illustres modèles donc, sur lesquels le cinéaste va se reposer afin de trouver sa propre identité.

Les vieux mariés

Néanmoins, il ne les imite pas et refuse toute démarche racoleuse pour mieux s’imprégner de la puissance poétique qui anime l’œuvre de ses ainés, afin de délivrer un magnifique portrait conjugal, de ceux que l’on n’oublie pas. Shokir Kholikov nous convie dans l’intimité du quotidien de ces vieux mariés, usés par les années de labeur, mais toujours vaillants, pas forcément tendres l’un envers l’autre, mais unis plus que jamais dans les joies ou les épreuves. Ainsi, comment ne pas être touché par cette scène durant laquelle les deux assemblent une pelote de laine, en totale symbiose ?

Point besoin de tirades ou de dialogues ampoulés pour les caractériser et surtout décrire leur relation, qui a sans aucun doute traversé les années, sans vaciller. Lorsque la femme, alitée et affaiblie, clame on a bien vécu, on ressent non pas de la lassitude, mais plutôt une impression de plénitude, celle qui nous habite durant les derniers instants. Et si elle souffre parfois d’une évidente pression patriarcale, elle est capable de s’adapter à toutes les intempéries et au comportement brusque de celui qu’elle aime.

Ce dernier en effet ne se distingue point par sa finesse de prime abord, tant il s’agace à la moindre anicroche. Cependant, le réalisateur ne verse jamais dans la caricature et façonne son personnage subtilement. Tantôt submergé par la colère, tantôt en proie à la mélancolie, cet homme définit ses sentiments par une paire d’allumettes… superbe métaphore. Réfractaire au changement, il subit les velléités de ses enfants, persuadés de ce qui est bon pour lui et son épouse. Une opposition générationnelle qui n’aurait point déplu à Ozu, enracinée dans un terreau rural cher à Kiarostami.

Un air d’Ozu

Le réalisateur japonais s’amusait dans Bonjour du chaos engendré par l’irruption d’un téléviseur dans une famille ordinaire, et comment les enfants allaient s’opposer à leurs parents afin de profiter plus que de raison de l’appareil. Kholikov de son côté évoque une atmosphère similaire, crépusculaire dans tout le sens du terme, tant l’époque qu’a connu le couple semble révolue. L’introduction de l’écran plat, du smartphone ou de la carte de crédit relève d’une hérésie et souligne le contraste entre la campagne et la ville, ainsi que celui entre les modes de vie d’antan (si proche) et contemporain.

Le metteur en scène traite des perturbations causées par les nouvelles technologies d’abord en apposant un ton comique puis par une vague de désespoir. On sourit au moment où ni le vieil homme ni sa femme ne parviennent à utiliser la télécommande ou ne comprennent pas que les réfrigérateurs sont silencieux. Et on est tétanisé lorsque ne pas se servir d’un smartphone génère des conséquences gravissimes ou quand les questions de vie et de mort supplantent celles du confort ou des habitudes.

Par ailleurs, en plaçant ces quelques objets au centre des préoccupations, Kholikov s’approprie davantage les méthodes d’Ozu et les distille à travers son long-métrage. Le Nippon instillait de l’intérêt pour un morceau de linge ou un vêtement quelconque, entrelaçant le signifiant et l’apparat. Ici, l’ouzbek fait de même puisque tous ces éléments, anodins en surface, dégagent une énergie propre et expliquent par eux même leur importance dans le dispositif général, la profondeur de champ déployée accentuant l’ensemble, tout en se fondant dans l’espace et surtout le temps avec harmonie.

Huit jours après

Et c’est en essayant de maîtriser ce concept fondamental temporel que Shokir Kholikhov démontre toute son habileté. Dans cet exercice, il brille davantage que lorsqu’il s’attarde sur son propos sociétal. Il étire les secondes, minutes, semaines et heures comme si les jours allaient et venaient, sans compter et que la redondance des activités s’avérait nécessaire. Cependant répéter n’entraine pas une posture monotone tant chaque menu travail participe à une lente évolution. La caméra suit chaque geste avec une précision toute poétique tandis que les protagonistes se préparent à l’ultime voyage.

Si l’adage n’oublie pas que tu vas mourir s’accorde au sort inexorable des époux, il ne les empêche nullement de vaquer à leurs tâches et à s’adonner à des plaisirs authentiques, éloignés des standards de la ville. La dépendance aux écrans ne remplace jamais une sieste en plein air, de dormir à la belle étoile ou aux côtés de son âme sœur. Et ce ne sont pas les quelques visiteurs qui contrediront cette existence à l’ancienne, dont ils profitent en bénéficiant du pain ou des fruits produits par le couple.

La quête du sens n’intervient jamais vraiment, car le réalisateur préfère extraire la vacuité du visible et de l’invisible pour mieux révéler l’essentiel à ses yeux. Cela rend son entreprise d’autant plus fascinante et son long-métrage d’autant plus précieux.

Film ouzbek de Shokir Kholikov avec Abdurhakmon Yusufaliyev, Roza Piuazova. Durée 1h36. Sortie le 16 avril 2025

François Verstraete

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