Cinéaste et auteur à succès, Salvador désire désormais se retirer. À l’occasion de la restauration d’une de ses œuvres précédentes, il revoit un des acteurs avec lequel il s’était brouillé. Commence alors une lente introspection et les souvenirs rejaillissent ; son enfance dans les années soixante, sa douloureuse histoire d’amour dans les années quatre-vingt ou encore les derniers jours passés avec sa mère…

Durant le dialogue d’ouverture, un interlocuteur explique à Salvador, artiste en semi-retraite, qu’au fil du temps, il n’avait point changé à l’exception de son regard. Pourtant, s’il y a une notion immuable, inamovible chez tout metteur en scène, c’est bel et bien sa perception de la réalité grâce à laquelle il va retranscrire son univers pour le projeter ensuite sur grand écran. En quarante ans de carrière, Almadovar n’a point vu son regard évoluer, à l’image de n’importe lequel de ses confrères, en revanche son traitement a doucement mué, sans perdre de son ton corrosif et singulier.

L’enfant terrible de la Movida qui ne vivait que par le sexe ou par le sang et s’amusait de ses allants provocants a opté pour une rupture radicale avec Tout sur ma mère à la fin des années quatre-vingt-dix. Malgré le retour par intermittence de ses vieux démons, son cinéma prend désormais racine aux sources de l’émotion la plus primaire, la plus instinctive et la plus innocente. Volver, Julieta et surtout Parle avec elle sont passés par là depuis, corroborant un processus dégagé d’une certaine facilité voire futilité visuelle.

Passio

Douleur et gloire vient à point nommé parachever cette entreprise en soulignant ce qui caractérise à la fois le travail de son auteur, mais également les grands moments qui l’ont jalonnée. Si la solitude et la souffrance de l’artiste incarnent les bases de son inspiration, alors force est de constater que Douleur et gloire confirme via le prisme du personnage de Salvador, si proche et si loin d’Almodovar lui-même, que la traversée des enfers sème les graines d’une œuvre authentique à venir. L’exposition ici est élogieuse sur ces points à bien des égards.

On y voit Salvador se baignant dans une piscine, marqué par la cicatrice visible issue d’une opération récente, se plonger dans ses souvenirs. En quelques secondes, Almodovar, sans un mot, annonce les trois éléments qui vont acheminer le public, mais également ses protagonistes vers la vérité sur son style : immersion, douleur, catharsis. Tout comme le spectateur s’imprègne de chaque plan , Salvador, lui, se remémore son passé, pour mieux déceler chaque sensation, chaque émotion à même d’engendrer un second souffle à sa filmographie.

Rédemption

La douleur, elle est binaire chez Salvador ; physique de par sa nature fragile Salvador peine à se relever, préférant les chimères de substances interdites pour oublier son état, mais aussi ce qu’il a été. La souffrance est également morale, mais se transforme étonnamment en source de travail : la mort de sa mère, sa transition forcé au séminaire, sa rupture avec Federico, sa brouille avec Alberto. Ces événements souvent tragiques deviennent peu à peu les fondations de son œuvre future. Surtout cette douleur accompagne d’autant mieux le spectateur, touché par un récit autant singulier qu’ordinaire, qui a pu, peut ou sera peut-être sien.

Enfin il y a la catharsis, lorsque le reflet affiché par le grand écran ou par un acteur sur les planches guérit tous les maux, brave les interdits et expie les péchés antérieurs. Les larmes de Federico qui ensuivent la performance d’Alberto rappelle celle de Marco dans Parle avec elle, confronté à une réalité similaire. Almodovar appuie sur les vertus originelles du spectacle, notamment quand le théâtre antique absolvait son auditoire. Il rejoint ainsi les figures illustres du passé, Renoir, Carné, Welles et évidemment Mankiewicz, à qui il rendait un vibrant hommage dans Tout sur ma mère.

Puis quand tout arrive à terme, dès que la gestation de l’objet cristallise l’attention, on ne sait plus qui d’Almadovar ou de Salvador clôt l’ultime chapitre par une dernière séquence savoureuse qui se joue aussi bien de la diégèse, de la temporalité et des sens de l’observateur. Un tel tour de force digne du Carrosse d’or ou du Dernier métro force alors si ce n’est l’admiration au moins le respect.

Dépourvu de l’outrance de ses aînés, Douleur et gloire ne rejoint pas seulement les écrins émotionnels du metteur en scène de Parle avec elle et Julieta. En mêlant habilement des artifices esthétiques judicieux à un conte de la vie ordinaire et extraordinaire, Almodovar accouche d’un récit sophistiqué par la forme et limpide par le fond. Si Parle avec elle avait marqué la première décennie de ce siècle, nul doute que Douleur et gloire imprimera de sa magie celle en cours.

Film espagnol de Pedro Almodovar avec Antonio Banderas, Asier Etxeandia, Leonardo Sbaraglia. Durée 1h52. Sortie le 17 mai 2019.

François Verstraete

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