Eddington, Nouveau-Mexique, mai 2020. En pleine crise du Covid-19, la rivalité entre le shérif et le maire de la ville va déclencher des conséquences catastrophiques et diviser la population.

La gestion de la pandémie du Covid-19 a soulevé maints débats, suscité de nombreuses critiques envers les différents gouvernements, ce quelle que soit leur action, confinement ou laisser-aller total. Beaucoup nourrissent depuis des théories complotistes et le sujet engendre fréquemment des discussions houleuses sur la scène publique ou dans l’intimité des foyers. Dans tous les cas, cette période a souligné une fracture sociale évidente existante de par le monde, y compris et surtout aux États-Unis, où les plaies de la scission sont encore béantes.

Voilà pourquoi on était curieux de voir le nouveau projet d’Ari Aster, Eddington, puisque le cinéaste s’attaque à cette question épineuse, bien que les risques encourus s’avèrent grands, tant la problématique complexe entraine généralement des raccourcis analytiques réducteurs. En outre, allait-il pouvoir se relever de l’échec essuyé par son dernier long-métrage en date Beau is afraid, qui n’a même pas rassemblé les faveurs des critiques. Si elles l’ont érigé un peu vite en auteur prometteur et brillant (en raison de ses travaux très surévalués sur Hérédité et Midsommar), elles ne l’ont pas épargné pour autant, regrettant le côté anarchique de sa comédie noire avec Joaquin Phœnix.

Incrédulité

Ces reproches n’empêchent pas néanmoins le réalisateur de poursuivre sa trajectoire sinueuse, quitte à s’enfoncer davantage. Son goût prononcé pour l’étrange et l’absurde s’accentue avec Eddington, western à l’odeur alléchante, mais à la saveur amère. L’entreprise d’Ari Aster vire à l’indigestion, en dépit des efforts d’une distribution haut de gamme (Joaquin Phœnix, Pedro Pascal, Emma Stone, Austin Butler). Et peu importe ses simagrées, il n’égalera jamais Ingmar Bergman ou David Lynch au moment d’instiller le malaise à l’écran.

Les fantômes de l’Ouest

Pourtant, son choix d’apposer un style western à sa démonstration socio-politique dégageait un aspect audacieux et presque judicieux. Pour évoquer cette situation à la fois tragique et incongrue, il faut utiliser le genre phare de l’Histoire hollywoodienne, celui qui se rattache naturellement à l’Histoire américaine. Par conséquent, Ari Aster établit quelques similitudes entre le monde de l’Ouest d’autrefois et celui d’aujourd’hui ; entropie législative, obscurantisme, intolérance, violence extrême, rien n’a changé. Et la petite enclave d’Eddington renvoie à toutes celles vues dans les œuvres de John Ford, d’Howard Hawks ou d’Anthony Mann.

Sauveur ou charlatan

D’ailleurs, Ari Aster a déclaré s’inspirer de ses illustres aînés pour portraiturer son shérif raciste et complotiste incarné par Joaquin Phœnix (a-t-il compris le sens de la filmographie de John Ford ou d’Howard Hawks, on peut légitimement en douter). Pour le reste, sa description urbaine durant l’exposition, constitue sans doute la véritable réussite du long-métrage. Les rues en grande partie désertes à cause du confinement rappellent furieusement l’ambiance qui régnait en partie sur le pays pendant la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, quand la loi et l’ordre n’étaient pas parfaitement établis. Ici, la réglementation en vigueur pour lutter contre l’épidémie dérègle les habitudes du quotidien, au point de troubler l’équilibre de la cité.

La séquence d’introduction durant laquelle maire et shérif s’opposent concernant le port du masque est éloquente sur bien des points et surtout fidèle à la réalité. On devine d’emblée que tout se terminera très mal et que la mécanique croissante conçue par le cinéaste conduira les uns et les autres sur le chemin de l’horreur. Excepté qu’Ari Aster préfère en rire, de manière glaçante, même s’il doit écorner le genre au passage. Pour lui, le western se pose comme la caisse de résonance d’une gigantesque farce.

Le shérif a une idée

Farce et attrape

De fait, Eddington entrelace le cynisme d’Hérédité ou de Midsommar avec le ton caustique de Beau is afraid, avec un succès très relatif. Ari Aster extirpe l’essence du western pour exagérer ses codes, à la limite de la caricature. L’exemple le plus flagrant implique le début du duel entre Joaquin Phœnix et Pedro Pascal, leur face-à-face vire au ridicule, pour le plus grand plaisir du réalisateur, adepte du second degré. Il est difficile de ranger du côté d’un shérif crédule, façonné par un système inique et biberonné aux réseaux sociaux.

Néanmoins, cet humour noir, presque macabre, souhaité pour un dispositif faussement sérieux, contraste avec la gravité des événements en cours. La parabole d’Ari Aster tourne court puisqu’il se soustrait à cette notion de nuance qu’il exige d’un monde en déliquescence. Il parle du mal, sans expliciter les causes authentiques. Il ne s’approprie jamais par exemple le savoir-faire d’un Charlie Chaplin au moment de le dénoncer, bien que le rire relie a priori leurs méthodes. Le metteur en scène se décrédibilise au fur et à mesure que le chaos s’empare à la fois d’Eddington et de son long-métrage.

Face aux « émeutes »

Chaos sur la ville ou sur le film

À force de s’éparpiller, Ari Aster perd de vue, non pas ses objectifs, mais son fil conducteur et son récit se dilue inexorablement. En sus de ses préoccupations habituelles (dont la toxicité familiale et le poids usant de l’héritage), le cinéaste traite de multiples thématiques dans l’unique but d’afficher l’attitude réactionnaire d’une nation. Violences pédophiles, racisme, prolifération des armes à feu, repli sur soi, tout y passe. Il dénigre avec le sourire aux lèvres, sans finesse ni compassion. Surtout, il ébauche plusieurs pistes sans jamais les creuser, laissant le public non pas dans la suggestion de la litote, mais dans la confusion.

Toutefois, et c’est dommage, sa galerie de protagonistes exerce un certain pouvoir d’attraction, tant leur caractérisation se marie idéalement avec l’ensemble. Les stéréotypes de rigueur fonctionnent à merveille puisque l’on s’indigne au fil des provocations exhibées avec un tel aplomb tandis que les différents personnages se livrent à des exactions diverses, au mensonge tout en nageant dans un océan de déni. Tout est à jeter hormis une épouse victime sans doute d’inceste et l’ultime policier intègre de la région.

Morne ville

Hélas, à l’instar de ses fameuses thématiques, Ari Aster n’arrive jamais vraiment à retirer la substantifique moelle de ces personnalités. Noyées dans leur propre excentricité ou naïveté, ils sont le reflet d’un tableau unilatéral. Voilà pourquoi, le metteur en scène les soumet à un jeu de massacre glaçant, digne du final de La Horde Sauvage. Le désordre se répand dans la ville et le shérif doit y mettre un terme. Durant ces quelques minutes emplies d’une sauvagerie quasi burlesque, Ari Aster espère renouer avec celle absurde du film de Sam Peckinpah ou celle d‘Impitoyable de Clint Eastwood… sans avoir digéré leur mode opératoire ni détenir leur clé de voûte.

S’il clame haut et fort qu’il possède la solution à l’image du personnage de Joaquin Phœnix, le metteur en scène se fourvoie dans un style faussement aride et ironique. Certains sont talentueux, lui est ambitieux. Et dans le cas d’Eddington, les fulgurances se substituent aux carences… pour le pire.

Film américain d’Ari Aster avec Joaquin Phœnix, Pedro Pascal, Emma Stone. Durée 2h25. Sortie le 16 août 2025.

L’avis de Mathis Bailleul : Eddington nous montre une montée de la violence, de la paranoïa et de la haine tristement logique quand dans un climat d’insécurité le flou du contexte permet à chacun d’interpréter la loi comme il l’entend. Le constat est glaçant et rappelle un certain Elephant de Gus Van Sant.

François Verstraete

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