Homme d’affaires impitoyable mais loyal, Gondo s’apprête à racheter la société pour laquelle il travaille, en misant l’intégralité de sa fortune. Un projet d’envergure, qui va être déstabilisé par l’enlèvement de son chauffeur. Le kidnappeur lui réclame une rançon exorbitante. Gondo est donc confronté à un choix cornélien ; sauver l’enfant ou courir à la ruine.

Un large public connaît Akira Kurosawa à travers ses longs-métrages d’époque, de Ran à Kagemusha : L’Ombre du guerrier en passant bien entendu par Yojimbo et surtout Les Sept samouraïs. Néanmoins, tout comme ses illustres compatriotes, Yasujiro Ozu ou Mikio Naruse, le cinéaste s’est également penché sur ce fameux Japon d’après-guerre, en pleine reconstruction. Excepté que le tableau de son pays, loin d’être idyllique, embrasse les codes du polar ou du film noir. On pense évidemment à Chien enragé, Les salauds dorment en paix et à Entre le ciel et l’enfer.

Quand il tourne justement Entre le ciel et l’enfer, Akira Kurosawa est au fait de sa notoriété. Il vient d’explorer une fois encore l’univers des sabreurs d’antan avec Yojimbo et Sanjuro, tandis que Les salauds dorment en paix a dévoilé une facette bien plus cynique de son art. On se dit qu’il vieillit, s’assagit tout en étant consterné par la direction prise par les politiques locaux. Pourtant, il n’a pas perdu son regard humaniste, dénué d’amertume. Voilà pourquoi il décide d’adapter le roman d’Ed McBain, Rançon sur un thème mineur, qui se prête parfaitement à sa vision shakespearienne. Entre le ciel et l’enfer était né, envoyant le protagoniste incarné par Toshiro Mifune, fidèle compagnon de Kurosawa, tout droit au purgatoire.

À l’écoute

Au purgatoire

Rarement un titre aura aussi bien convenu à un long-métrage, puisque ces quelques mots, Entre le ciel et l’enfer (Ciel et enfer en japonais) renferment toute la symbolique désirée par Akira Kurosawa pour son dispositif, ce dilemme digne de Shakespeare qui envoie Gondo dans les abysses. Ici, la puissance métaphorique n’épouse pas uniquement les questions de décisionnaires, à même de trancher sur le sort d’un garçon innocent ; elle se marie surtout à peinture peu reluisante d’un Japon scindé en deux, entre riches et prolétaires, résidents d’une nation commune, mais séparés par la fortune. La position sociale s’accorde avec celle du logement, au-delà du confort.

Ceux d’en haut, toisent, inconsciemment ou pas, ceux d’en bas, condamnés à endurer la fournaise de l’été ou la rigueur de l’hiver. Et le ravisseur ne supporte pas sa condition, au point de haïr les occupants de cette résidence luxueuse, qui surplombe ce quartier miséreux de Yokohama, comme pour rappeler leur pathétique existence. Le réalisateur varie son approche photographique, entre une demeure lumineuse et les recoins obscurs d’une ruelle malfamée ou d’un repaire de drogués. Tout comme Fukasaku par la suite, Akira Kurosawa n’épargne pas le spectateur et égratigne une société en pleine crise de croissance.

Chausser, une question de confiance

L’opulence et la réussite ont écarté quelques malheureux, générant une rancœur sans précédent. Le cinéaste, quant à lui, élargit le terrain de jeu de son long-métrage, pour mieux nous faire découvrir toutes les aspérités d’une cité. On quitte peu à peu la civilisation soi-disant fréquentable, pour pénétrer dans les tréfonds du Tartare, où sont retenus prisonniers les pauvres hères qui n’ont pas pu accéder à l’ascenseur social. On se contente d’incinérer les déchets, on est dépendant des substances illicites. Pourtant, au milieu de ce lieu de perdition, subsiste encore une place pour la cohésion. Ainsi, des êtres de diverses origines se mélangent au gré d’une danse, bien que la découverte de l’endroit soit occasionnée par une enquête acharnée.

Une question d’image

Dans tous les cas, l’important réside dans l’image reflétée auprès de son interlocuteur ou du public, de savoir si la conduite est honorable ou acceptable. Et c’est lorsqu’il interroge sur les attitudes, les hésitations des uns et des autres, qu’Akira Kurosawa se distingue par sa maîtrise totale, tout en subtilité. Quelle opinion favorable ou non émet-on, et quels préjugés définissent les critères de respectabilité. La scène d’exposition s’avère éloquente sur ce point puisqu’elle annonce les portraits tout en nuance à venir. Si Gondo s’érige en cadre industriel inflexible, il n’oublie pas pour autant le concept de fidélité.

Regard vers l’enfer

Au fur et à mesure que l’on s’attache ou pas aux protagonistes, Kurosawa nous présente leurs contradictions et de fait, leurs failles. Si Gondo clame haut et fort qu’il a travaillé d’arrache-pied pour décrocher sa prestigieuse position, son assistant n’hésite pas à lui rappeler qu’il doit sa fortune à la dot de sa femme. Quant au malfaiteur, il n’est point condamné à un pâle avenir, puisqu’il officie en qualité d’interne en médecine. Souvent, on imagine que l’herbe et plus verte ailleurs et la pression moins importante.

Dans cette optique et pour s’affranchir des stéréotypes, le réalisateur, guidé par sa fibre humaniste, s’évertue à réconcilier des mondes totalement opposés, à fléchir la perception d’individus englués dans un raisonnement biaisé. Ainsi, l’ambivalence morale des Salauds dorment en paix se substitue à un fol espoir, initié par l’amitié de deux enfants, prêts à inverser les rôles (du shérif au voleur)  qui n’ont cure des conventions. Or, toute la réflexion de Kurosawa repose sur un vœu pieu, qui va au-delà de la haine envers les riches ou du mépris des nantis à l’égard de ceux qui n’ont rien.

À couteaux tirés

Cette démonstration osée et nécessaire transpire par les différentes réunions rassemblant la police, Gondo lui-même et ses partenaires professionnels. L’indignation des fonctionnaires cède petit à petit la place à de la gêne puis à la compassion. Dans le même laps de temps, Gondo s’est lui-même converti à un altruisme désintéressé. Ce renversement de valeurs, progressif, obéit aux règles rigoristes d’une mise en scène quasi parfaite. Et l’évolution de la mentalité du personnage concorde avec celle d’une investigation d’envergure.

Les contours de l’investigation

Conçu comme une tragédie en deux actes majeurs (huis clos puis ouverture vers l’extérieur pour l’enquête), Entre le ciel et l’enfer impressionne par la minutie affichée, les comptes-rendus des opérations, les rapports et la lente avancée des recherches. Akira Kurosawa aspire à l’authenticité opposant la ténacité et l’ingéniosité des participants. On ignore qui du coupable ou des forces de l’ordre remportera une partie aux enjeux élevés. Le réalisateur mène cette quête qui va au-delà d’une simple chasse au criminel.

Qui épie qui ,

Et chacun attend le moment opportun, que ce soit pour utiliser l’argent indûment gagné ou pour piéger sa proie. Il faut s’aventurer alors dans des zones à haut risque pour les uns ou s’avilir totalement pour les autres. S’armer de patience constitue la clé narrative afin d’entretenir le suspense. Les secondes s’égrènent avant un appel téléphonique fatidique ou le départ de la cible. Ici, il n’est point question d’étirement temporel comme chez Yasujiro Ozu, seul compte l’instant qui fera basculer une destinée, par un acte délibéré, un détail remarqué ou encore un revers regrettable. L’importance des répercussions et d’un engrenage visiblement inarrêtable.

Entre le ciel et l’enfer quant à lui engendrera son lot de retombées pour son auteur, à l’instar de l’impact produit par les comportements de ses protagonistes. Kurosawa continuait d’écrire sa légende, d’autant plus qu’Ozu et Mizoguchi étaient décédés depuis quelques années. Le long-métrage lui hantera plusieurs générations de cinéphiles, souvent imité, jamais égalé. Un modèle à (re)découvrir d’urgence.

Film japonais d’Akira Kurosawa avec Toshiro Mifune, Tatsuya Nakadai, Kyoko Kadawa. Durée 2h23. 1963. Reprise le 3 septembre 2025

François Verstraete

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