Veuve de guerre, Eve Harrington adule Margo Channing, la vedette de théâtre du moment. Chaque soir, elle guette sa sortie après la représentation. Elle fait la connaissance de Karen, amie proche de Margo et épouse d’un scénariste lui-même très en vue. Karen décide alors d’introduire Eve auprès de Margo. S’attirant la sympathie de l’actrice et de son entourage, Eve va progressivement s’immiscer dans le quotidien de son idole et ourdir un plan machiavélique… afin de lui subtiliser sa place.

Homme fort de l’âge d’or hollywoodien, Joseph Mankiewicz incarne pour bon nombre d’observateurs la quintessence du classicisme hollywoodien. Adepte à l’image du maître John Ford de la litote et d’une approche formelle invisible, celui qui fut d’abord producteur défend bec et ongles le théâtre, art beaucoup plus noble selon lui que le cinéma, tout comme un certain Orson Welles. Bien que les studios aient tardé à lui confer des budgets notables et surtout une véritable liberté d’entreprendre, sa renommé croissante ponctuée par une consécration aux Oscars pour le truculent Chaînes conjugales lui a permis de s’affranchir des dernières entraves qui occultaient ses plus grandes ambitions.

Le réalisateur enclenche un projet un peu fou, celui de parler du théâtre à l’aide d’une mise en scène identique à celle du spectacle du vivant et de dénoncer les pratiques décadentes d’un univers fallacieux. Il adapte alors une histoire de Mary Orr publiée dans le Cosmopolitan en 1946 et accouche d’Ève, farce noire brillante qui servira de modèle aussi bien à Tout sur ma mère de Pedro Almodovar qu’à Sils Maria d’Olivier Assayas.

Une narration ciselée

La force d’Ève réside dans sa mécanique narrative synchrone, sa mise en abyme subtile ainsi que dans la volonté de Mankiewicz de plier ses thématiques favorites au service d’un unique but, celui de souligner l’imposture de sa protagoniste, mais également celle du système auquel chacun contribue en entrant de plain-pied dans la machine à rêves.

Ève raconte avant tout l’histoire d’une ascension entachée de duplicité, celle d’une jeune arriviste dépourvue du moindre scrupule, du moindre remords, ascension aux pratiques disséquées par le metteur en scène au fur et à mesure du long-métrage. D’ailleurs le titre original du film signifie à lui seul la nature de l’objectif de l’auteur : all about Eve, vous saurez tout sur Eve, exprimant ainsi de façon sous-jacente sa méthode pour parvenir à ses fins, ou plutôt la technique perverse pour se hisser au sommet dans l’industrie du spectacle, et d’Hollywood en particulier.

Le parcours d’une arriviste

Le cinéaste opère une nouvelle fois par flash-back comme pour Chaînes conjugales, bien qu’ici ces souvenirs projetés sont liés spontanément et découpent l’ensemble en quatre chapitres successifs encadrés par le regard tour à tour de Margo, Bill, Karen et Lloyd, mais aussi celui constant d’Addison. Eve devient donc la chantre de ces préoccupations passant de victime innocente à garce policée prête à tout détruire sur sa route. Chez Mankiewicz, rien n’existe en dehors du champ de la caméra hormis un secret bien gardé, souvent suggéré, qui éclate lors de conclusions inattendues.

Cependant, le réalisateur fait preuve d’implicite dans l’exposition des caractères ou des situations, et n’oublie jamais d’entretenir un engrenage infernal dont les rouages sibyllins s’assemblent à l’écran inexorablement. Mankiewicz se surpasse alors dans sa mise en abyme du monde du théâtre. Comment décrire de manière plus plausible et montrer cet univers en usant des mêmes artifices stylistiques hors des représentations ? Eve quant à elle, endosse son rôle à la perfection (Ève et non Anne Baxter son interprète), actrice en dehors des planches, afin d’émouvoir non plus son public, mais son entourage pour mieux leurrer ses interlocuteurs.

Bienvenue dans la jungle

Dans sa quête de gloire, Ève Harrigton veut et désire tout, particulièrement ce que possède Margo Channing, aura, réussite, amour. Elle trace sa route vers le succès par des mensonges récurrents et via un subtil jeu de dupes dans lequel tous tombent les uns après les autres. Habitué des faux semblants, Mankiewicz pave le passé d’Eve, mais également ses motivations de spectres et de ténèbres enfermés sous l’allure innocente, presque gracile de la jeune femme. Bill supplie au départ Margo d’éloigner sa nouvelle protégée de la jungle dans laquelle ils évoluent.

Mais Ève n’a rien de l’agneau, elle incarne une louve féroce apte à en découdre par des complots savamment élaborés et des mots toujours opportuns, capables d’abaisser la garde de ses ennemis. En effet, les personnages de Mankiewicz s’enfoncent constamment dans le déni, impuissants à s’extirper des illusions qui les entourent et les précipitent vers leur propre chute. Une chute généralement illustrée par des séquences humiliantes chez le cinéaste, valorisées ici par des coupures de presse blessantes ou des reproches de concert qui avilissent un peu plus la victime, souvent Margo Channing dans le cas présent.

L’imposture se mute alors en propos darwinien quand Margo, star vieillissante, cède sa place à Eve, son double naturel, plus jeune et plus forte. Se dévoile par conséquent le véritable enjeu du dispositif, celui de révéler au grand jour les failles et surtout les méthodes scandaleuses d’une fausse machine à rêves, subornant les doux aspirants bercés par des espoirs de réussite. Bien avant Me too, Mankiewicz étrillait de façon acerbe les dessous d’un Hollywood pourri jusqu’à la moelle. Dans cette fameuse jungle, le chasseur devient vite la nouvelle proie d’un prédateur aux dents longues, à l’image de l’admiratrice venue à la rencontre d’une Eve au sommet. La boucle sera refermée…

Véritable leçon sur le fond et sur la forme, Ève symbolise la réussite parfaite de son auteur, subjuguant public et critiques à l’instar de son héroïne. Le film sera couronné de plusieurs Oscars et Mankiewicz jamais plus proche des cimes d’Hollywood. Quant à Ève, il s’érigera encore en référent ultime sur la mystification, la tromperie et l’art subtil du remplacement par un imposteur surdoué.

Film américain de Joseph Mankiewicz avec Bette Davis, Anne Baxter, George Sanders. Durée 2h12. 1950

François Verstraete

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