Tous les mercredis matin, UGC Ciné Cité Les Halles, énorme multiplex parisien, publie la fréquentation totale du cinéma, après les premières séances. Ce chiffre, plus que symbolique, mesure notamment l’engouement autour des sorties de la semaine. Généralement, les entrées cumulées s’élèvent entre trois cent cinquante et cinq cents. Un montant satisfaisant ? Pas tant que cela, puisqu’il y après de vingt-cinq ans, l’une des deux grandes salles faisait le plein, alors qu’elles peuvent accueillir jusqu’à cinq cents spectateurs.
Et l’auteur de ces lignes est prêt à en témoigner car il faisait partie du public (et en fait toujours partie d’ailleurs). Il serait réducteur de croire qu’une telle affluence ne concernait que les blockbusters, les films très attendus et ceux plébiscités par la critique. Que nenni, puisque même le controversé Vercingétorix avec Christophe Lambert, nanti d’une réputation catastrophique, avait attiré pour cette première séance une foule assez conséquente. Aujourd’hui, hormis quelques exceptions telles qu’Oppenheimer, peu de longs-métrages suscitent un authentique engouement.
Et ce constat reflète une triste réalité ; ce n’est pas tant l’affluence globale qui inquiète (en tout cas dans l’hexagone, c’est plus préoccupant aux États-Unis par exemple), mais la réussite intrinsèque de chaque nouveauté qui est remise en question. Certes il y a encore une fois des heureux élus. Néanmoins, beaucoup de productions tombent comme des mouches au box-office, entreprises d’auteurs et blockbusters, aucune n’est épargnée. Un effet engendré par la crise du Covid ? Oui et non, puisque les causes profondes sont liées à une grave récession, existante dans de multiples secteurs et qui pourrait à terme, briser un écosystème déjà fragilisé.

Un engrenage sans fin
Outre le problème de l’inflation galopante des budgets, l’industrie cinématographique s’est également adonnée au principe dangereux de la surproduction. Ainsi, la moyenne des sorties par semaine a été multipliée par trois, voire quatre depuis près de trente ans. Blockbusters ou films aux ressources beaucoup plus modestes déferlent si bien que les écrans sont envahis par les nouveautés et il s’avère évident que la capacité du marché, c’est-à-dire le public susceptible d’être intéressé, ne peut les absorber. De fait, une impasse se profile avec deux répercussions manifestes à l’arrivée, intimement connectées.
Il y a d’abord une perte de visibilité pour beaucoup de long-métrages, noyés dans cet océan. Cela affecte bien entendu toute la production et il devient délicat aussi bien de promouvoir tel ou tel titre, que de couvrir l’intégralité de l’actualité. Un film Marvel est chassé par un autre ou par le dernier Mission Impossible, tandis que les œuvres d’art et d’essai, très nombreuses également, ne se démarquent que par une récompense éventuelle dans un festival important. Même les noms illustres ne garantissent plus un succès, comme l’ont prouvé les revers de The Fabelmans de Steven Spielberg ou d’Horizon de Kevin Costner.

Et puis il y a l’aspect dilution qui s’intègre à cet imbroglio navrant. Une telle profusion d’offres ne répond pas à une demande en adéquation. Aucun spectateur ne voit vingt films par semaine, il choisit selon son emploi du temps et sa capacité financière (bien que les cartes d’abonnement illimité existent). Par conséquent, le gâteau n’est plus divisé en cinq parts mais en quinze ou vingt, ce qui diminue considérablement les chances de se rentabiliser, du moins en salles, y compris pour les blockbusters. D’ailleurs, l’été sera brûlant pour les mastodontes hollywoodiens, puisque Les Quatre fantastiques : Premiers Pas, Superman et Jurassic World : Renaissance vont s’affronter. Malheur aux vaincus !
La promesse d’El Dorado
On s’interroge alors sur la pertinence de la politique des studios, ce, quelle que soit leur taille et ce qui les motive à la maintenir coûte que coûte. Et au milieu de ce nuage d’incertitude vaporeuse, se dégage la promesse d’El Dorado. Cette cité inventée de toutes pièces pour bercer d’illusions les conquistadors espagnols se retrouve dans les marchés émergents depuis plus de dix ans. Il y a d’abord l’ouverture de la Chine, qui a permis aux États-Unis d’exporter triomphalement quelques grosses icônes, tels qu’Avengers : Endgame.
Hélas pour l’Occident, le géant asiatique s’est depuis recentré sur ses propres productions et les sommes engrangées par Ne Zha 2, confirment cette tendance. En outre, cette mondialisation a ajouté d’autres acteurs dans une équation déjà complexe, à commencer par la Corée du Sud, dont les longs-métrages, moins onéreux à financer, sont très prisées dans nos contrées. Par ailleurs, il y a surtout l’apparition des plateformes de streaming, qui ont offert des perspectives différentes à l’industrie. Elles accordent souvent une seconde chance à pas mal de films, mais peuvent les invisibiliser davantage, en raison de leur catalogue gargantuesque de contenus.

En pente raide
Bien entendu, cette ligne directrice risque de conduire plusieurs entreprises à la déroute, tout en écornant l’image même de certains artistes, jugés non lucratifs. Surtout, pareille abondance nuit à la créativité. Comment se distinguer des uns et des autres, notamment par le sujet ? On pointe du doigt le super-héros américain, qui pullulerait depuis des années. Néanmoins, il n’est pas le seul. Quid des zombies, des actioners, des visions post apocalyptiques ou des derniers nés des écuries Tom Cruise ou Dwayne Johnson ?
Et puis il y a les films dits d’auteurs, qui ressassent les mêmes thématiques, sans même se détacher sur le style. Afin de se plier aux exigences critiques, les cinéastes derrière ces travaux miment Scorsese ou Tarantino, ou s’essaient (mode du moment) au body horror. Voilà pourquoi ce pan indépendant du septième art s’essouffle également, à force de se répéter, sur la forme et sur le fond, sans jamais se régénérer. Certes, quelques-uns génèrent quelque profit au début, mais confirmer sur la durée nécessite une formule inconnue pour l’instant, au vu des standards contemporains.
Il est donc urgent de tirer la sonnette d’alarme, avant que la bulle n’explose et que les dégâts ne deviennent irrémédiables. D’autres branches culturelles sont touchées par ce phénomène (littérature, bande-dessinée ou jeu vidéo) et elles souffrent désormais des retombées négatives. Et le monde du cinéma risque de subir un sort similaire…
François Verstraete
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