Un cirque ambulant exhibe des personnes souffrant de difformités telles des phénomènes de foire. Parmi elles, Hans, un nain fiancé à Frieda, est séduit par la beauté de l’acrobate Cléopâtre. Quand cette dernière apprend qu’il a hérité d’une petite fortune, elle fomente un complot pour s’en emparer…

À force d’employer le terme chef-d’œuvre, ou à défaut de sommet précurseur, on galvaude aujourd’hui des mots censés qualifier des monuments artistiques et dans le cas qui nous intéresse desclassiques incontournables sur grand écran. Or parmi ces véritables entreprises fondatrices, on retrouve une americana très éloignée de celles imaginées par John Ford, dévorée par la noirceur et le cynisme de son auteur, immense architecte d’un genre alors en pleine gestation. Ce film n’est autre que Freaks et le réalisateur, Tod Browning.

Connu également pour avoir tourné le premier Dracula parlant avec le célèbre Bela Lugosi, Tod Browning s’est spécialisé dans le fantastique, en se détournant en partie de l’ombre du Nosferatu de Murnau, pour mieux souligner les faiblesses humaines et le mal indicible qui se nichent dans une société bien moins encline à accepter les différences, trop ancrée dans un puritanisme néfaste. Et tandis que des idéologies nauséabondes se sont emparées de l’Allemagne et de l’Italie, Tod Browning va asséner un coup de semonce dans le paysage du septième art pour réveiller les consciences, un an après le fabuleux M le maudit de Fritz Lang.

Son essai marquera tellement les esprits qu’il traversera les époques et influencera David Lynch pour Elephant Man bien entendu et surtout tout l’univers de Tim Burton, amateur de créatures étranges et grotesques que ne renierait pas Tod Browning lui-même. Quant à l’expression Freaks, elle renvoie autant à sa connotation propre qu’aux personnages pathétiques du metteur en scène.

Puritanisme et microcosme sociétal

L’obscurantisme dont fait preuve une partie de la population américaine aujourd’hui ne date point d’hier et remonte à certaines traditions séculaires véhiculées par les colons européens, toujours bien ancrées dans des esprits sectaires. Et il n’est donc pas étonnant que les principes discriminatoires déjà en vigueur contre les Amérindiens ou les Afro-Américains s’appliquent en l’espèce dans le long-métrage, à des êtres mal nés, victimes des aléas de la génétique. L’opprobre qui s’abat sur ces soi-disant erreurs de la nature se transforme en pouvoir attractif, ou comment retirer des souffrances d’autrui un bénéfice financier.

Tod Browning n’hésite pas à souligner la propension de l’Homme à s’acharner sur ceux et celles condamnés à une condition misérable. L’Homme n’est pas seulement un loup pour ceux de son espèce, il incarne le prédateur ultime pour les plus démunis et est toujours prêt à aller plus loin dans l’immondice pour parvenir à ses fins. Et c’est dans l’optique de sa démonstration féroce que le cinéaste installe son récit dans une époque nébuleuse, au beau milieu de nulle part, au sein du campement d’un cirque ambulant.

Ici, les règles de ségrégation sont clairement établies puisque l’on sépare distinctement les fameux monstres et les gens dits normaux, bien que quelques personnes de bonne volonté outrepassent les préjugés. Ce qui impressionne dans le tableau peint par Tod Browinng, c’est la méticulosité qu’il adopte lorsqu’il détaille en profondeur aussi bien l’espace faussement ouvert (une sorte de huis clos en plein air) que les portraits de chaque protagoniste, rendus vivants par leurs traits de caractère ou leur handicap. Ce réel tour de force est amplifié par la courte durée du long-métrage (à peine une heure), qui implique un tempo narratif bien maîtrisé. Un exercice dans lequel Tod Browning brille particulièrement et qui induit un résultat quasi théâtral, ce qui était désiré par l’auteur. Après avoir invité le public à contempler le fruit de son imagination, il l’exhorte ensuite à assister à un spectacle fait de déchirements et de trahisons.

Un air de tragédie

De fait, il règne une atmosphère digne d’une tragédie antique au sein de cette petite communauté, dont les figures renvoient aux noms illustres des légendes du passé, d’Hercule à Cléopâtre. Cependant, elles n’honorent en rien leur mémoire et aucune vertu ou un quelconque code moral ne les guide aujourd’hui, excepté l’appât du gain. Motivés par leurs passions et leurs désirs, les protagonistes se perdent dans un labyrinthe émotionnel dont l’issue s’avérera fatidique. Et bien que leurs archétypes répondent à des normes bien connues, ceux-ci fonctionnent parfaitement tant l’écriture et la direction visuelle transcendent chaque réplique et situation, grotesque ou pitoyable.

L’aveuglement d’Hans, l’innocence de la sage Frieda, le machiavélisme du couple Hercule et Cléopâtre sont autant de stéréotypes magnifiés par la mécanique implacable déclenchée par le réalisateur. Si la morale paraît évidente et emplie de naïveté, elle est en revanche balayée par les différents revirements et la perversion croissante qui se dégage de l’ensemble. La manière dont Tod Browning décrit la relation qui unit Hans et Frieda, comme une liaison incestueuse entre un individu dans le corps d’un enfant et une marâtre manipulatrice, renforce le sentiment abject que l’on éprouve pour cette femme. Toutefois, quand le pire survient, le cinéaste surprend pour mieux replonger dans les abîmes de l’horreur, confrontant les monstres à visage humain et ceux accablés par le sort.

L’art de choquer

Et par moments, rien n’indique un tel basculement, tant Browning s’amuse et applique une teinte d’humour noir, relevant par conséquent les instants ubuesques vécus et l’incongruité des réactions. Ainsi, la scène durant laquelle les époux de deux siamoises se convient mutuellement dans leurs foyers respectifs fait autant grimacer de rire que d’agacement. La gêne souhaitée par le réalisateur se dissémine tout du long pour prendre des proportions gargantuesques pendant un dîner de noces humiliant, délestant tout espoir… mais n’annonçant en rien un final glaçant !

Chacun embrasse sa propre monstruosité intérieure et s’adonne à des actes d’une violence inouïe. La barbarie est alors à peine suggérée et a traumatisé le public de l’époque, peu habitué à ces morceaux de cruauté, gratuité sur pellicule, Robert Aldritch et Anthony Mann n’avaient pas encore œuvré dans ce sens. Une conclusion tout simplement dantesque qui corrobore un châtiment quasi divin et renverse les valeurs de ces chers puritains en s’appropriant leurs armes et leur virulence.

Jamais à court d’idées pour instiller le malaise, Tod Browning n’a pour unique réponse à l’intolérance que la chaleur de la compassion. Et en plaçant sa foi dans la ténacité de vrais croyants, il prodigue une authentique leçon de vie, inconcevable dans ce contexte terrifiant.

Film américain de Tod Browning avec Wallace Ford, Leila Hyams, Olaga Baclanova. Durée 1h02. 1932

François Verstraete

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