Komajuro mène une troupe de théâtre kabuki itinérante à travers le Japon. Il fait halte dans une petite ville de pêcheurs au sud du pays, profitant de l’aubaine pour revoir un ancien amour ainsi que Kyoshi, son fils né de leur union. Ce dernier ignore tout de la situation et hésite à s’engager dans un brillant cursus scolaire. Durant le temps des retrouvailles, Sumiko, compagne actuelle de Komajuro découvre le pot aux roses. Bien décidée à se venger, elle imagine un plan à même de fragiliser les relations de tout son entourage…

Deux amants déversent leur fiel sous une pluie battante. La violence verbale de rigueur ici servira de prélude à celle toute physique dont fera preuve l’homme envers sa conjointe un peu plus tard. Scène banale me direz vous, mais transcendée par le regard d’Ozu. Cet instant orageux dans tous les sens du terme, contraste avec la chaleur et le calme d’un été qui voit une petite troupe de théâtre bouleverser les habitudes d’une minuscule enclave de pécheurs.

Moment filmé avec maestria donc durant lequel Ozu déplace la perspective du champ, mettant en exergue une ruelle où chacun s’invective niché sur le trottoir opposé, tandis que seulement quelques centimètres les séparent. Comme pour montrer qu’ils se sont éloignés alors qu’ils sont si proches, Ozu use d’un subterfuge visuel, simple et sophistiqué à la fois.

De couleurs et de sons

Herbes flottantes sera l’une de ses dernières, quelques années avant la consécration du Goût du saké puis sa tragique disparition. C’est surtout un remake cette fois-ci parlant et en couleurs d’une de ses œuvres antérieures, tourner vingt-cinq ans plut tôt. Le miracle de la technologie au lieu de soustraire la poésie suggestive du muet va permettre au génie nippon de s’essayer à d’autres formes d’expression sans remettre en question sa propre idée de la narration.

Au-delà des dialogues, c’est bel et bien l’expérience sonore qui imprègne délicatement le récit et rythme sa temporalité. Les vrombissements lancinants d’un moteur de bateau ou encore les sifflements d’un train ponctuent à leur manière une action lascive, contemplative, marque de fabrique du cinéaste. Surtout ils dictent un tempo particulier, déterminant la durée d’une attente ou le moment des retrouvailles. La symbiose imaginée par Ozu entre les deux éléments étonne et surtout prolonge l’immersion du spectateur, hypnotisé par la subtilité du mécanisme.

Processus répété également par le biais de quelques images ingénieuses qui dilatent un peu plus l’aspect temporel. Des bannières filmées en plan fixe marquant le début de la représentation où quelques interprètes de la troupe sous la chaleur de l’été regroupé sur la plage espérent, comme les personnages de Beckett, une route ou un destin différent qui ne vient pas tel Godot.

Rivalité forcée ?

En s’attachant à conter le marivaudage de ces protagonistes sans le sou, et s’attardant sur chacun d’eux, Ozu portraiture quelques comédiens déjà en voie de disparition, vestiges d’un Ancien Monde que Kyoshi ne comprend pas, et n’apprécie guère moins la prestation paternelle. Ozu lui-même critique de façon acerbe ces spectacles populaires par les mots crus de Komajuro envers Kyoshi, lui déconseillant d’assister à ces représentations indignes de ses prétentions culturelles.

L’homme doit s’élever par l’art, mais encore doit-il progresser. Quand Komajuro déclare qu’il reviendra lorsqu’il disposera d’un talent suffisant, il dresse également une autre forme de temporalité, soulignant de manière sibylline que cela n’arrivera peut-être jamais, rappelant le perfectionnisme d’un réalisateur jamais totalement satisfait.

En outre, il est fort intéressant de voir le metteur en scène s’intéresser à l’univers du théâtre à l’instar certains de ses contemporains, Renoir, Welles et Mankiewicz en tête. Pourtant, contrairement à ses illustres confrères, il ne témoigne pas une affection spécifique au spectacle du vivant. Malgré tout, il rejoint à certains moments cette mise en abyme du monde théâtral à l’intérieur de celui du cinéma. Certes il n’y a point de fusion diégétique comme dans Le Carrosse d’or de Renoir. En revanche, en usant d’une grande profondeur de champ et en cadrant les dialogues avec en toile de fond un décor proche de ceux utilisés sur les planches, il assimile les péripéties du quotidien à celles qui se passent sur l’estrade.

D’ailleurs les éclats de voix et les rebondissements baroques de l’action abondent dans ce sens. La relation amour haine qui existe entre Komajuro et Sumiko émeut, agace, estourbit avec la même spontanéité que si elle se déroulait sur scène. L’humiliation subie par la jeune femme, les coups endurés au sens propre comme au figuré, mais également l’aplomb et l’astuce dont elle fait preuve, sont autant d’éléments qui la transforment en héroïne que n’auraient pas reniés les auteurs de pièce de boulevard.

Herbes flottantes représente davantage qu’un champ d’expérimentation pour Ozu, et bien plus qu’un remake fallacieux à même de profiter des bienfaits du progrès. Pendant malicieux des œuvres portées aux nues dans l’intervalle en Occident, Herbes flottantes au contraire des Enfants du Paradis ou de Soudain l’été dernier préfère parler de théâtre sur grand écran en lieu et place d’utiliser son cadre pour glorifier le monde des planches. Limpide dans son récit, le long métrage ne cesse en revanche d’interpeler par la maîtrise absolu de son auteur d’un espace-temps incarné aussi bien par les images que le son. Ozu donne une leçon de cinéma total.

Film japonais de Yasujirô Ozù avec Ganjirô Nakamura, Machiko Kyô, Ayako Kawao. 1959. Ressortie le 17 juillet 2019. Durée 1h59

François Verstraete

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