Ancien hors-la-loi, William Munny s’est rangé par amour pour sa femme. Pourtant, après la mort de son épouse, il part remplir un dernier contrat pour sortir ses enfants de la misère. Accompagné de Ned et du jeune Kid, il a pour mission d’exécuter deux cow-boys coupables d’avoir mutilé une prostituée… le début d’une ultime chevauchée loin d’être fantastique…

Dans le documentaire Un voyage avec Martin Scorsese à travers le cinéma américain, Clint Eastwood expliquait que lorsque l’on pensait que le western était un genre épuisé, survenait toujours un film à même de contredire cette affirmation. Il évoquait alors L’Étrange incident (son long-métrage fétiche), Le train sifflera trois fois et bien sûr l’œuvre de Sergio Leone. Martin Scorsese ne manquera pas d’ajouter à cette liste l’essai immense signé Eastwood justement, Impitoyable.

Un legs légendaire

Destiné à être en quelque sorte le dernier des westerns, Impitoyable va fermer puis ouvrir une porte, celle d’un genre majeur de l’Histoire du cinéma, lui l’enfant cow-boy, nourri aux joyaux d’Anthony Mann, dont la carrière fut dictée par la série Rawhide et la Trilogie du dollar de Sergio Leone, et qui jusque là l’a mené à diriger déjà trois westerns, L’Homme des hautes plaines, Josey Wales, hors la loi et enfin Pale Rider, qui lui valut une première vraie reconnaissance critique aux Etats Unis. Pourtant, rien ne laissait présager Impitoyable, son discours, sa forme, sa verve, son irrévérence.

Écrit à l’origine par David Webb People (auteur notamment des scénarios de Blade Runner ou encore de L’Armée des 12 singes), Impitoyable appartenait d’abord à Francis Ford Coppola avant d’échoir dans les mains de Clint Eastwood qui attendit dix ans pour commencer le tournage. Le temps d’avoir l’âge du rôle et d’endosser parfaitement les traits de William Munny, héritier de L’Homme de l’Ouest d’Anthony Mann, prêt à replonger dans une vie pécheresse pour offrir un avenir meilleur à ses enfants. Si le pitch s’avère d’une simplicité navrante, dès les premières minutes, Eastwood entraîne le spectateur dans un voyage au bout de l’enfer, et entrevoit après une première scène choc qu’Impitoyable serait bien plus qu’un western crépusculaire, ce serait un film de fin du monde, sur la fin d’un monde.

La mort d’un mythe

En réalisant Impitoyable, Eastwood ne s’attarde pas seulement sur ses enjeux habituels, le déni de justice ou encore la communauté retrouvée, il va entamer un long pamphlet sur la violence, véritable réflexion sur sa signification et les atrocités qu’elle engendre. Ici, elle ne sera plus un élément artistique comme chez Peckinpah, Scorsese ou Leone et encore moins un objet jouissif comme dans les nombreux films d’action qui ont jalonné les années quatre-vingt. Elle n’est point attractive dans Impitoyable, elle est source de dégoût. Par cette approche, Eastwood achève le fameux processus de démystification du genre initié par Elmer Daves, poursuivi ensuite par Peckinpah, Penn et Leone. Eastwood met fin à la charge héroïque chère à John Ford ou la bravoure de Rio Bravo.

L’Ouest américain n’a plus rien de romanesque malgré les rêves de l’écrivain Beauchamp. Si Eastwood filme les grands espaces avec le lyrisme d’un John Ford ou d’un Anthony Mann, c’est pour mieux souligner le caractère barbare urbain, dans une contrée où l’ordre n’est pas très bien implanté, hormis évidemment, la loi du plus fort. Au fil des minutes, Eastwood égratigne l’image du cow-boy d’antan ; on tue sans vergogne, sans noblesse, on exécute dans le dos ou des hommes désarmés.

Les shérifs refusent le droit à la justice et abusent de leur autorité pour infliger les pires sévices corporels. Les femmes, citoyennes de seconde zone sont dénigrées ou mutilées, et sont encore moins respectées quand elles se prostituent. Quant aux fameux tireurs d’élite, ils laissent place à des assassins réputés pour leur sang-froid, mais point pour leur compétence, et doivent être saouls pour surmonter leur peur.

Sans espoir ?

Dans cette réalité sans doute plus proche de la vérité, Eastwood montre et évoque un quotidien dans lequel le Kid ne sait pas se servir d’une arme, English Bob profite de la malchance sordide d’un adversaire pour l’abattre, et Munny peine à monter son cheval, puni croit-il par des instances supérieures pour sa cruauté passée. Tous aimeraient se conformer à la postérité romantique désirée par Beauchamp, mais aucun n’y parviendra. Au sein de cette atmosphère nauséabonde, l’innocence n’est plus une vertu, mais un sophisme, car on devient vite coupable par association ; Davey et Ned vont faire les frais de cet amalgame tragique.

Tous les éléments sont donc en place pour accoucher d’un drame cornélien, funeste, né d’un engrenage inéluctable, déclenché par une décision inique. L’horloge de la vengeance sonne dès lors le glas et l’ange exterminateur incarné par Eastwood n’a plus rien du sauveur biblique évoqué dans Pale Rider, si ce n’est une dévotion quasi obsessionnelle pour son épouse défunte. A chaque minute, les chacun est libre de ses choix et attitudes, Eastwood renvoie les protagonistes vers une justice que tous vont réfuter.

Inéluctable

Comme souvent chez le cinéaste, on sent très bien que tout va très mal se terminer. Le refus de Little Bill de châtier le véritable criminel, celui des prostituées d’accepter le cadeau de Davey alors que Delilah semblait prête à recevoir le poney en réparation des torts de son ami, la séparation de Ned et de Will, et surtout la propension de chacun à détourner le regard face aux agissements répréhensibles du shérif, symbolisent les rouages d’un mécanisme infernal. La violence et la tension de pair vont crescendo pour aboutir à une conclusion dénué de sens, personnifiant l’entropie d’une époque et marquant définitivement la fin d’un genre.

Pourtant si Eastwood opte délibérément pour questionner sur les fondements du western, il revient aux sources formelles du genre, démythifiant le fond pour mieux se refondre dans le décor classique de ses aînés illustres Ford, Man ou Hawks laissant de côté le baroquisme d’un Leone. Fidèle au principe de la litote, il n’a jamais besoin de surligner, fait place à la suggestion, aidé aussi bien par le jeu de lumière clair obscur de la photographie que par la sobriété de sa mise en scène. Quelques regards furtifs, la valorisation de l’échiquier si simple et néanmoins si complexe, ou les quelques souvenirs racontés racolent moins et sont plus efficaces que n’importe quel plan ostentatoire.

Beaucoup peinent à cerner l’importance d’Impitoyable aujourd’hui. Pourtant, le long-métrage d’Eastwood ne symbolise pas uniquement un pur exercice de style abouti ou encore le chef-d’œuvre crépusculaire d’une décennie dont la mémoire collective aura plutôt retenu Titanic. Impitoyable personnifie à lui seul le film somme, que Wellman ou Kubrick ne renieraient pas. Interrogation sur le genre, interrogation d’un genre sur une époque, sur sa fascination sur la violence, sur ses excès (d’ailleurs il traite bien mieux des brutalités policières ou sur les femmes que bon nombre de tentatives récentes), Impitoyable rejette le monde dans l’espoir d’en refaçonner les structures purulentes qui le désagrègent lentement.

Film américain de Clint Eastwood avec Clint Eastwood, Gene Hackman, Morgan Freeman. Durée 2h11. 1992

François Verstraete

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