1896. Jeff et Ben convoient un troupeau vers l’Alaska. En cours de route, le cheptel est saisi arbitrairement par Gannon, un juge véreux. Jeff accepte alors d’escorter madame Castle et ses hommes vers Dawson City, une enclave minière aurifère, non sans avoir récupéré ses bêtes via un subterfuge. Arrivé à bon port, Jeff décide d’acheter une concession pour extraire de l’or. Mais quelques mois plus tard, Gannon et sa bande débarquent en ville afin d’établir une seule règle, celle de la force…
Censé guider l’acheminement de vivres et de matériel vers Dawson City pour le compte de madame Castle, Jeff se résout à se séparer du groupe, refusant de le suivre sur les routes enneigées. Les autres membres supputent la volonté du franc-tireur de préserver son bétail. Pourtant, tandis qu’ils s’éloignent, Jeff confesse qu’il existe un risque d’avalanche en ce début de période printanière. Il le pressent, mais s’est bien avisé d’avertir ses compagnons, les abandonnant sans doute à un funeste destin… une scène emplie de cynisme et de cruauté sans tomber toutefois dans l’outrance, qui résume à elle seule le savoir-faire d’Anthony Mann.

La posture d’un géant
Maître de l’ère classique hollywoodienne, Anthony Mann a exercé son talent sur différents genres, le film de chevalerie (Le Cid), le péplum (La Chute de l’Empire romain), le film noir (La Brigade du suicide) et bien sûr le western qui lui doit de multiples chefs-d’œuvre et surtout une approche moins conventionnelle pour l’époque. En effet, si Anthony Mann valorise les grands espaces avec le même lyrisme que John Ford et si tel ce dernier ou Howard Hawks, il use avec efficacité de la litote, il s’écarte en revanche des vertus humanistes prônées par ses confrères au profit d’un regard acide, amer, teinté d’amoralité. Par bien des aspects, il annonce l’avènement futur d’un Sam Peckinpah ou encore d’un Sergio Leone.
Oui, Anthony Mann a changé la manière d’entrevoir le western et en même temps l’une des plus illustres icônes du cinéma mondial à savoir James Stewart. Après cinq fructueuses collaborations avec Mann (Winchester 73, L’Appât, L’Homme de la plaine, Les Affameurs et Je suis un Aventurier), l’image de l’acteur en ressortira bouleversée… tout comme le genre ! Pour un résultat identique, une métamorphose bénéfique. En effet, Stewart, catalogué jusqu’alors de gendre idéal par ses passages dans la screwball comedy ou chez Alfred Hitchcock, démontra d’autres facettes de sa palette de jeu et s’imposa définitivement comme l’un des géants de la profession. Le western, quant à lui, vit poindre le visage d’antihéros sans scrupules qui allaient crever l’écran par la suite pendant plus de vingt ans.

Sans concession
Quatrième coopération entre l’acteur et le réalisateur, Je suis un Aventurier se pose aussi bien en archétype qu’en sommet de leur travail en commun. En effet, le long-métrage va polariser à la fois toutes les caractéristiques de la vision d’Anthony Mann sur le genre et l’altération radicale des rôles endossés par James Stewart. Lors de la sortie d’Impitoyable, Clint Eastwood évoquait son amour pour les westerns de Mann avec James Stewart comme interprète, sans se souvenir précisément de leur message.
Peut-être qu’inconsciemment, l’atmosphère de Je suis un Aventurier l’a-t-il influencé pour Impitoyable, tant les deux films partagent cet arrière-plan trouble, celui d’une Amérique au sein de laquelle l’ordre n’est pas encore fermement implanté, surtout dans les régions les plus reculées du pays, en cette fin de siècle. En outre, le juge Gannon présente de nombreux points communs avec le shérif incarné plus tard par Gene Hackman. Ici, seule la loi du plus fort prévaut, au nom d’une unique motivation, l’argent.

La brute et le truand
Égocentrique, violent, dépourvu du moindre scrupule sans pour autant tomber dans la criminalité, Jeff suscite l’antipathie, voire le dégoût. Gannon voit en lui un double potentiel, un salaud de la pire espèce en devenir. Dans le costume de l’antihéros, Stewart accomplit une nouvelle fois des merveilles comme dans L’Appât ou dans Winchester 73). Anthony Mann quant à lui s’attarde sur le caractère aride de l’environnement et sème de nombreuses embûches sur le parcours du cow-boy, à commencer par des obstacles moraux en mesure de de le ramener dans le droit chemin.
Si Mann n’adopte pas les vertus humanistes d’un John Ford par exemple, il croit malgré tout dans une possible rédemption. Ici, le metteur en scène pave la route de Jeff de multiples cahots à même de lui faire éprouver de la compassion. Des cahots synonymes de douleur comme à l’accoutumée chez le cinéaste, symbolisés par une tentative d’exécution et un duel final durant lequel les stigmates de la souffrance s’affichent via les grimaces des protagonistes. Ou comment progressivement, passer de bourreau à martyr va amener Jeff à recouvrer son humanité.
Avec Je suis un Aventurier, Anthony Mann continue de s’affranchir des canons traditionnels du western en délivrant une fois de plus un film empli d’une férocité peu coutumière à Hollywood avec comme égérie, un être méprisable interprété par un James Stewart au sommet de son art. Si proche et si différent de John Ford, d’Howard Hawks ou d’Henry Hataway, Anthony Man a réussi à déposer une empreinte singulière au sein de l’industrie. Je suis un Aventurier personnifie à lui seul cette empreinte unique, baignée dans la lumière et les ténèbres de l’âme humaine. Par ailleurs, peu contestèrent l’aura de James Stewart, un des joyaux éternels d’une époque révolue, trônant au panthéon des gloires hollywoodiennes aux côtés de John Wayne, Henry Fonda, Cary Grant, Gary Cooper et Humphrey Bogart.
Film américain d’Anthony Mann avec James Stewart, Walter Brennan, Corinne Calvet. Durée 1h37. 1954.
François Verstraete
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