Années cinquante, Japon, mais pas celui que nous connaissons. Après une période d’occupation par l’Allemagne nazie, le gouvernement nippon instaure un régime répressif tandis que la société est marquée par les inégalités sociales. Dans ce contexte explosif, une police spéciale est formée, la Posem. Fusé membre d’une section d’élite de la Posem, la division Panzer hésite au moment d’éliminer une jeune terroriste. Mis à pied, il va dès lors sympathiser avec la sœur de celle qui a provoqué sa chute.
A posteriori, force est de constater que l’année 1999 constitua en quelque sorte un sommet crépusculaire pour le cinéma d’animation japonais sur le sol hexagonal. En l’espace de quatre mois, trois films vont définitivement asseoir la notoriété critique du média. Le thriller aux allures lynchiennes, Perfect Blue du regretté Satoshi Kon, le chambara, fresque monde du maître Miyasaki, Princesse Mononoké et le tableau politique glacial d’Okiura, Jin-Roh, La brigade des loups.

Sombre uchronie
À l’origine, l’univers de Jin-Roh est le fruit de l’imagination de Mamoru Oshii, l’un des très grands noms de l’industrie au Japon, à qui l’on doit notamment le diptyque Ghost in the shell. En premier lieu porté sur papier puis sous forme de films live à petit budget, l’œuvre originale s’intéresse à un Japon uchronique, d’abord meurtri par l’occupant nazi, puis en proie à de violentes révoltes en réponse au climat social délétère. Dans cette atmosphère de fin du monde émerge un service policier autoritaire vêtu d’armures à l’aspect inquiétant, prêt à tout pour maintenir l’ordre établi. L’esthétique d’ensemble impacta fortement la pop culture au point d’influencer le jeu vidéo Killzone.
Pourtant, à première vue, il semblait logique de reprocher à l’auteur une fascination morbide pour une période noire de l’Histoire. Cependant, un tel procès d’intention s’avérait vite injuste quand les spécialistes s’épanchèrent sur le passé de l’homme. Activiste de gauche, Oshii n’oublia jamais les répressions du pays contre une jeunesse en lutte face aux inégalités à la fin des années soixante, au cœur d’une nation encore meurtri par sa défaite lors de la Seconde Guerre mondiale et l’occupation américaine qui s’ensuivit.

De là à penser que l’univers de Jin Roh est une allégorie de cette époque, il n’y a qu’un petit pas à faire…par ailleurs il fut surprenant de voir Oshii confier son bébé à un autre metteur en scène, novice de surcroît. Surtout spécialisé dans la conception même de l’animation, Okiura releva un défi immense, d’autant plus que Jin Roh fut l’un des tout derniers long-métrages du genre, réalisés entièrement à la main. Une tâche de titan donc, d’une époque lointaine…
Au royaume de la prédation
De prime abord, Okiura et Oshii façonnèrent Jin Roh telle une œuvre de politique fiction classique comme témoin des inquiétudes d’une période révolue, mais également à venir. La trame d’espionnage complexe digne des écrits de Tom Clancy rappelle les autres travaux d’Oshii à commencer par Patlabor 2 et Ghost in the Shell. Le spectateur se perd alors facilement dans le dédale ingénieux élaboré par des marionnettistes en quête de pouvoir. Dans sa confusion, il aimera le revoir encore une fois… pour se rendre compte que l’essentiel lui était révélé déjà à la première vision…

Sous ses airs de casse-tête contemporain, Jin Roh cache des trésors de subtilité, et se dévoile petit à petit en véritable œuvre protéiforme : film noir, fable, récit initiatique s’amalgament avec harmonie grâce aux talents conjugués d’Okiura et d’Oshii. L’expérience Jin-Roh peut alors commencer. Résumer Jin Roh en quelques mots est certes envisageable, mais s’avère vite incongru quand on se plait à le lire ou à l’entendre. Le long-métrage pourrait s’expliquer par un il était une fois de circonstance, un membre éventuel d’une unité secrète de la police spéciale, la brigade des loups, fait la connaissance et s’éprend d’un des chaperons rouges, jeunes femmes employées par un mouvement contestataire surnommée La secte pour transporter bombes et munitions.
Chaque protagoniste tente de rafler un trophée illusoire, quitte à tout perdre. Pourtant, ce jeu de dupes passé, Okiura dévoile ses véritables intentions et valorise une rencontre métaphorique entre hommes et animaux par le biais du récit du Petit Chaperon Rouge. Procédé à haut risque que d’utiliser une telle méthode, surtout après le catastrophique Freeway sorti deux ans plus tôt sur les écrans, qui s’appuyait déjà sur cette fable, pour narrer le combat de Reese Witherspoon contre le serial killer Kiefer Sutherland !

Fable cynique
Ici, Okiura met le matériau d’origine au service d’un film noir, rappelant les arcanes psychanalytiques du conte. La romance impossible entre un homme-loup et une jeune femme fausse ingénue renvoie aux fondements d’une histoire mythique, ses ambiguïtés et connotations sexuelles, mais également la tragédie vécue par une victime qui a mal placé sa confiance. Mais le long-métrage dépasse bien évidemment ce postulat, s’interrogeant sur la probable humanité d’un loup déguisé parmi la foule. L’appel de la meute sera-t-il le plus fort, y compris au moment fatidique, scène durant laquelle Okiura laisse planer le mystère sur l’identité finale du tireur ?
Le cinéaste d’ailleurs fait preuve d’une certaine maitrise formelle, malgré certains procédés un peu trop ostentatoires. Les rencontres du couple immergent le spectateur de sa torpeur face à l’abyme d’une société autoritaire. Quant au cut, il est impressionnant, désamorçant l’inertie annoncée par l’allégorie initiale, et surtout renversant les valeurs oniriques classiques, mettant en exergue un salut uniquement possible par un dénouement en forme de cauchemar.

Ovni à mille lieues des standards de l’animation de l’époque, Jin-Roh, La brigade des loups se conforme si ce n’est à ce que l’on attend d’un chef-d’œuvre, au moins d’une œuvre culte depuis oubliée, injustement… Le long-métrage d’Okiura sombre, sulfureux et inquiétant ne cesse d’interpeler quand il décide de mettre fin à cette histoire d’animal vivant parmi les hommes. Sans concession, le metteur en scène accouche d’un de ces films dont on connaît malheureusement l’issue, sans espoir, avec un talent indéniable à l’appui.
Film d’animation japonais d’Hiroyuki Okiura avec les voix de Yoshikazu Fujiki, Sumi Motoh, Yukihiro Yoshida. Durée 1h40. Sortie 1999.
François Verstraete
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