L’odyssée sanglante d’Arthur Fleck, les raisons de sa croisade criminelle et les origines de sa métamorphose en Joker, futur adversaire du Chevalier Noir de Gotham.

« Si je n’arrive pas à les faire rire, peut être que je pourrais les faire hurler ». Les propos de Dan O’Bannon concernant l’échec cuisant de Darkstar et la conception d’Alien siéent merveilleusement bien au personnage du Joker issu de l’univers de Dc Comics. Nanti d’un humour propre qui ne fait rire que lui, les farces et facéties du Joker n’ont pour ultime but que de semer le chaos, laissant derrière elles une flopée de cadavres.

Le personnage entré depuis bien longtemps au panthéon des vilains les plus charismatiques de la pop culture a conquis depuis différentes adaptations sur grand écran, le cœur d’un large public. On se souvient pêle-mêle du doublage de Mark Hamill dans la série animée de Bruce Timm, de Jack Nicholson chez Burton et bien évidemment de l’interprétation magistrale d’Heath Ledger chez Nolan qui lui vaudra un Oscar à titre posthume.

Du côté de chez Scorsese

L’idée de le faire revenir au premier plan avait de quoi séduire, d’autant plus que le projet devait faire du clown tueur, le protagoniste, contant ses origines et donnant ainsi l’occasion de parler exclusivement d’un antagoniste de comic-book, énorme revanche pour une superproduction Warner après l’échec de Suicide Squad. Placer Todd Phillips derrière la caméra pouvait en revanche laisser perplexe. Nanti d’un succès public pour la série Very Bad Trip, le cinéaste se conforme à l’image formatée du gentil artisan hollywoodien propre sur lui. Par contre, le choix de Joaquin Phoenix nourrissait de folles espérances. Approché il y a quelques années par Disney pour incarner le Doctor Strange, celui qui est considéré comme l’un des meilleurs acteurs de sa génération finit donc par évoluer dans l’univers de la maison concurrente.

Autre recrutement judicieux en apparence, celui de Scott Silver au scénario, auteur des scripts remarquables de 8 miles et de Fighter. Siver justement et Phillips, même s’ils optent pour une origin story, se distinguent d’entrée en s’écartant nettement du matériau de base, puisant certes dans le Killing Joke d’Alan Moore (et dans d’autres œuvres du maître de Providence, nous reviendrons sur ce point par la suite), mais aussi dans la filmographie de Martin Scorsese, notamment Taxi Driver et La Valse des pantins… long-métrages dans lesquels jouait déjà Robert de Niro qui succède en quelque sorte ici au personnage de Jerry Lewis.

Naissance d’un monstre

Dès les premières minutes, Phillips plante le décor d’une Gotham ancrée dans une temporalité incertaine, crade, au bord de l’implosion sociale, ballottée par des explosions de violence incessantes à l’instar d’un Fleck roué de coups par de jeunes voyous. L’image de Gotham renvoie directement aux paroles des protagonistes de Nolan, qui dépeignaient dans Batman Begins une ville en proie au chaos, minée par la crise économique, où la loi du plus fort ou du plus riche prévalait. Si Nolan avec ses Narrows donnait vie à cette ville pourrissante, Phillips accentue la sensation de déliquescence puisant son inspiration aussi bien dans l’esthétique de Taxi Driver que la série éponyme consacrée à la ville du Chevalier Noir. Burton à l’occasion de Batman Le Défi calquait l’architecture de Gotham sur celle de l’Allemagne Nazie, faisant d’elle un monstre qui engendrait des monstres.

Ici Phillips amplifie le concept, son tableau de Gotham, de ses habitants, de son atmosphère délétère ne peut amener qu’à une finalité tragique. La laideur n’est plus seulement structurelle comme chez Burton, elle est aussi conjoncturelle et reflète sans mots couverts les inégalités sociales de notre époque. C’est au sein de ce fatras qu’évolue Arthur Fleck, dément faussement innocent, tantôt naïf, tantôt cynique, toujours inquiétant à mesure que sa folie prend le pas sur sa psyché. Si Phillips le décrit bel et bien comme une victime, il est fascinant néanmoins de constater à quel point le symbole d’une anarchie naissante travestit la réalité à son gré, laissant libre cours à ses désirs et pulsions pour se transformer en véritable monstre.

Amalgame grinçant

La puissance du cut s’accouple alors à une violence qui vient sourdre à l’écran, souvent crescendo au rythme d’une bande sonore haletante. La destinée de Fleck était écrite dès le départ dans un journal intime qui renvoie à celui de Rorschach du Watchmen d’Alan Moore. Quant à la prestation de Joaquin Phoenix, elle détonne malgré une certaine tendance à la surenchère comme pour faire un appel du pied à l’académie des Oscars. Cependant, l’acteur n’est jamais autant touchant et troublant dans la retranscription d’une fragilité à fleur de peau ; on se souvient notamment de ses rôles de Léonard dans Two Lovers ou encore de Théodore dans Her.

Phoenix brille plus que jamais quand il est mis au bord du gouffre, prêt à être jeter en pâture aux fauves d’une société qui le rejette. Il en va de même pour Silver dont les scénarios marquants se concentrent aussi bien sur le misérabilisme macrocosmique que sur des perdants revanchards. Pourtant, concernant leur traitement, celui du Joker interpelle. Trop proche dans le fond du V for vendetta d’Alan Moore encore, les auteurs ici le ramènent à une sorte d’égérie anticapitaliste, quitte à évacuer totalement par moments, l’essence maléfique bien réelle du personnage. Immoralité ou amoralité, la ligne devient ténue, et le fil prêt à rompre.

Quand sonne l’Apocalypse finale, et que Phillips transpose à l’écran une conclusion ourdie secrètement, dévoilant les origines tant attendues, Joker atteint la symbiose tant espérée entre un drame sociétal explosif et un fan service assumé à défaut d’être digéré. Transgressif, subversif, voire tendancieux, Joker se pare aussi bien des atours ostentatoires du grand film que celui de la supercherie. Et on penche à l’arrivée pour le second constat…

Film américain de Todd Phillips avec Joaquin Phoenix, Robert de Niro, Zazie Beetz. Sortie le 9 octobre 2019. Durée 2h02

François Verstraete

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