Bientôt père de famille Justin Kemp est désigné comme juré à un procès pour meurtre. Il découvre alors qu’il est l’auteur du crime mais hésite à se livrer…

Non, il n’était ni dit ni écrit que Clint Eastwood terminerait sa carrière sur une déception de l’ampleur de Cry Macho. Usé, presque au bout du rouleau, l’acteur réalisateur avait offert à cette occasion un pâle road movie, très loin d’égaler son fabuleux Honkytonk Man. En outre, le revers au box-office lui vaut désormais une certaine inimitié de la part des dirigeants de la Warner, qui refusent de distribuer Juré n°2 à grande échelle sur le territoire américain. Néanmoins cela compte peu, tant que le cinéaste réussit son possible dernier rendez-vous avec l’Histoire !

Il aimerait sans doute tirer sa révérence à l’image de John Huston, à qui il consacra un biopic officieux Chasseur blanc, cœur noir. La légende hollywoodienne décédera tout juste après avoir délivré son plus beau bijou, à savoir son adaptation des Gens de Dublin. Toutefois, il est difficile en l’état de clamer que Juré N°2 constitue le plus important sommet de la carrière de Clint Eastwood… mais il se pose en énième résurrection pour l’artiste, une de plus claironneront ses plus fidèles admirateurs.

Hésitations…

En effet, quand de nombreux metteurs en scène cherchent désespérément un second souffle, Clint Eastwood a accompli ce tour de force à plusieurs reprises. D’abord dans les années quatre-vingt, après avoir frappé fort avec Josey Wales : hors la loi, il a accouché d’Honkitonk Man, Bird et Pale Rider. Puis vint la consécration des années quatre-vingt-dix avec Impitoyable puis Sur la route de Madison. Début deux-mille, on imagine à tort que son heure de gloire est finie mais que nenni ; Mystic River, Million Dollar Baby, L’Échange, Lettres d’Iwo Jima et Gran Torino prouveront le contraire.

Or quand le temps de la retraite est arrivé et que sonne le glas, Clint Eastwood nous sort de son chapeau un énième tour de passe-passe, une dernière chevauchée fantastique après une décennie en dent de scie. Tandis que beaucoup voguent sur la tendance de la nostalgie, il préfère s’attaquer une fois encore à ses préoccupations majeures, la culpabilité, la présomption d’innocence, la justice expéditive, avec pour unique arme la litote. Et rendant de fait hommage à l’un de ses illustres modèles William Wellman.

L’Étrange incident

Certes, le sujet et le déroulement du récit peut rappeler Douze hommes en colère de Sidney Lumet. Cependant, l’ombre de L’Étrange Incident de William Wellman plane toujours sur le travail de Clint Eastwood et c’est encore le cas pour Juré n°2. William Wellman proposait, avec son superbe western, un fantastique plaidoyer pour la présomption d’innocence. Eastwood s’en est souvenu à l’occasion d’Impitoyable bien entendu mais aussi des Pleins pouvoirs, de Jugé coupable ou de Mystic River.

Pour le cinéaste, on accuse par association, par préjugé, on pointe du doigt les cibles faciles et on livre des pauvres hères à la vindicte d’un système en proie à l’entropie ou pire à la colère populaire. Et actuellement, la situation n’a guère changé, elle s’aggrave même davantage au quotidien. Si la mécanique judiciaire n’est pas corrompue, elle croule sous une charge de travail inhumaine et bâcle sa tâche faute de moyens. L’évocation des cinq autopsies en une journée par le médecin légiste ou de l’investigation policière sommaire, car soi-disant évidente, est éloquente.

On s’appuie sur des approximations, sur des pseudo certitudes afin de rentrer plus vite auprès des siens ou de remplir ses obligations politiques. S’ajoutent à ce triste bilan, le tribunal médiatique et des réseaux sociaux, ainsi que la lutte noble dans l’air du temps (ici les violences faites aux femmes), désignant par conséquent le suspect idéal. Ce repris de justice, ancien trafiquant, au comportement brutal, incarne le parfait coupable et cristallise tous les maux de notre société, si implantés dans l’inconscient collectif… même si le fautif court toujours !

Une découverte funeste

Le vrai coupable

Clint Eastwood a-t-il repensé à son Mystic River en lisant le script de Juré n°2 et aux paroles troublantes de Sean Penn, lorsqu’il ruminait à demi-mot qu’il était sûr d’être en partie responsable du meurtre de sa fille (l’arme de l’assassin lui appartenait à l’origine) ? Difficile d’être affirmatif, mais la réflexion du protagoniste renvoie au dilemme moral vécu par Justin Kemp, le gendre idoine, propre sur lui, bientôt père de famille et mari aimant. L’opposé de l’accusé. Et les atermoiements de Justin Kemp se conjuguent à la fois avec ses devoirs conjugaux et des démons qu’il a jadis enfouis.

La préservation de la communauté, un autre thème cher à Eastwood, développé ici dans les rapports entre Kemp et son épouse, ses amis et son parrain des alcooliques anonymes. Il n’est point une ordure mais est prêt à sacrifier autrui pour ne pas tout perdre… quitte à ce que le mal l’emporte sur le bien. Son véritable tort, avoir pris une décision peu judicieuse au mauvais moment. On est très loin de la préméditation. Eastwood, avec son tact habituel, présente un drame qui pourrait affecter n’importe quel quidam. Un coup du sort bouleverse plusieurs vies, en arrache une aux siens, à cause d’une pluie battante et de circonstances hasardeuses.

Cependant, même s’il ne jette jamais la pierre, Eastwood n’excuse pas pour autant et injecte une once de noirceur, celle qui lui sied si bien. Hormis un avocat de la défense impuissant mais courageux, personne ne peut se targuer d’être totalement innocent, dans sa démarche ou dans ses intentions. Quant à l’impartialité des jurés, elle vole en éclat sous le poids de la manipulation ou tout simplement des expériences douloureuses endurées jusque là.

À couteaux tirés

Quand tu regardes l’abîme

Et Juré n°2 s’affranchit de toutes les idées reçues lorsqu’il plonge le public dans les coulisses des délibérés, alcôve tenue au secret au sein de laquelle chacun et chacune doit se confronter à ses propres manquements pour décider du sort d’un infortuné. Que ce soit par quelques croquis esquissés, une expertise de professionnels aguerris ou en devenir, tout est bon pour comprendre et rendre le verdict le plus juste possible… excepté qu’ici les dés sont pipés d’entrée et que le réel responsable se trouve dans la pièce.

Si le numéro d’équilibriste pratiqué par Justin Kemp se soumet à certaines astuces déjà vues, il n’existe cependant que pour contrebalancer la quête acharnée d’une procureure également dans l’erreur. Or, le dangereux exercice de Kemp visant à faire acquitter l’accusé tout se protégeant et la recherche de la vérité par le personnage de Toni Colette ne vont que corroborer un triste constat, celui du dysfonctionnement d’une institution tout entière. Ladite vérité qui finit par obséder la magistrate symbolise l’aboutissement d’une réflexion entamée par le cinéaste il y a bien longtemps.

Plaidoirie tronquée

La vérité, tout comme l’art…

… se situe dans le regard de l’observateur ! Cette réplique prononcée par Kevin Spacey dans Minuit dans le jardin du bien et du mal explique non seulement en grande partie le fameux effet Rashomon de Kurosawa mais elle répond aussi à de nombreuses interrogations de Clint Eastwood sur ses contemporains, sur son environnement et sur la société. Si chacun aligne sa vérité sur sa propre vision du monde, alors il se soustrait à toute objectivité et navigue en eaux troubles… tout en restant terriblement humain.

Néanmoins, comme le clame Kemp, elle n’est pas juste, elle condamne un enchainement de fautes qui ont conduit à l’irréparable. Quoi qu’il en soit, le résultat est constamment le même ; ainsi, dans Rashomon, la femme est toujours victime. Chez Kurosawa, elle est violée dans tous les cas et dans Juré n°2 elle décède violemment. Le long-métrage s’aventure sur le terrain de l’ambivalence morale jusqu’à la fin pour mieux montrer que la route de l’enfer est souvent pavée de bonnes intentions mais que les déchus se sont systématiquement soustraits à leurs devoirs.

Avec Juré n°2, Clint Eastwood referme une page, entamée il y a quarante ans, avec non pas un chef-d’œuvre mais un ultime témoignage d’un savoir-faire précieux, hérité de ses prédécesseurs, ces géants d’autrefois qui ont fondé le septième art avec brio, comme les pionniers l’ont fait avec l’Ouest américain. Il peut surtout déposer le chapeau avec les honneurs et se targuer d’avoir marqué plusieurs générations.

Film américain de Clint Eastwood avec Nicolas Hoult, Tony Colette, Zoey Deutch. Durée 1h54. Sortie le 30 octobre 2024

L’avis de Mathis Bailleul : Si Juré n°2 use de ficelles grossières pour sa plaidoirie (dilemme moral sans certitude et persos qui ont tout intérêt à faire pencher le procès), c’est pour sa remise en question virtuose d’une justice américaine qui se base aveuglement sur une impartialité fatalement impossible.

Verstraete François

Share this content: