Par le fruit du hasard, Ingrid, romancière à succès, retrouve Martha, reporter de guerre et amie de longue date. Gravement malade, Martha requiert l’aide d’Ingrid et lui fait part d’un projet peu orthodoxe. L’occasion pour les deux femmes de se pencher sur leur passé, leur présent et un avenir troublé.
Plus les années défilent, plus le style de Pedro Almodovar s’épure, s’affranchit des artifices inutiles et putassiers qui ont fait sa renommée à ses débuts et rebute par conséquent ses admirateurs de la première heure. Les autres préfèrent ce revirement à cent quatre-vingts degrés qui n’empêche pas ses travaux de procurer une vive émotion, mais cette fois davantage authentique, car délestée d’une certaine vulgarité. Cette formule lui valut les faveurs des critiques pour Tout sur ma mère, Parle avec elle, Julieta ou encore Douleur et gloire.
Ses interprètes décrochèrent un prix commun au Festival de cannes pour Volver. Et aujourd’hui, La Chambre d’à côté a remporté le dernier Lion d’or du Festival de Venise, prouvant que le cinéaste imprègne chaque décennie de sa touche désormais subtile. Inimaginable il y a quarante ans ! Sur le papier, son nouveau long-métrage revêt tous les atours du pamphlet sociopolitique, puisqu’il tire à boulets rouges sur une législation rétrograde qui refuse aux mourants de partir dans la dignité. On pense alors que La Chambre d’à côté nourrira un plaidoyer en faveur de l’euthanasie, supporté par son duo d’actrices phénoménal, Julianne Moore et Tilda Swinton.
Néanmoins, le sujet constitue bien plus un élément parmi d’autres au sein d’un engrenage dramatique complexe, qui ne laisse rien au hasard et prend à contre-pied toutes les attentes. Million Dollar Baby de Clint Eastwood s’emparait de la question de l’euthanasie et ne traitait pas uniquement de l’univers de la boxe. La Chambre d’à côté s’érige de son côté en facétie envers une tendance racoleuse très en vogue pour mieux se recentrer sur l’essentiel, un tableau de personnages magnifique.
Faux film méta ?
À première vue, Almodovar n’évite pas l’écueil du film dit méta, censé non pas rassembler ses obsessions, mais réunissant toutes les caractéristiques narratives de ses précédentes œuvres pour mieux caresser le spectateur dans le sens du poil. Cette forme de fan service, insupportable s’est imposée comme alternative à celle cumulant toutes les références à d’autres longs-métrages prestigieux d’antan sans avoir digéré leur identité. Et en se vautrant dans cette démarche, beaucoup d’auteurs agacent, tant ils ne maîtrisent rien et ne proposent rien (hormis Juré n° 2 de Clint Eastwood).
Or, le roman Quel est donc ton tourment ? sur lequel repose la trame de La Chambre d’à côté prête à Almodovar tous les justificatifs pour piocher ça et là dans les composantes scénaristiques qu’il a employées jadis. La mère fâchée avec sa fille (Julieta), les personnages en prise avec un mal incurable ou presque (Douleur et gloire), l’ami, le parent ou l’amant qui veille sur son âme sœur à l’agonie (Tout sur ma mère, Parle avec elle). Les dix premières minutes annoncent que l’initié à la filmographie de l’Espagnol ne sera point dépaysé.
Fort heureusement, Almodovar ne tombe pas dans un piège aussi grossier car pour lui, tout n’est que prétexte à écarter cette vacuité intellectuelle, en succombant aux charmes d’une retenue bienvenue. Surprenant au regard d’un synopsis lacrymal à souhait. Le réalisateur n’envoie pas les violons, citant à propos James Joyce et ses Gens de Dublin, ainsi que son adaptation par l’immense John Huston. Un modèle de vertu poétique, versant dans la pudeur et qui symbolisait tout un pan du savoir-faire de la grande période classique hollywoodienne.
Des airs de Mankiewicz ?
Cette époque illustre, Almodovar ne cesse de la célébrer depuis son Tout sur ma mère et son hommage appuyé à Joseph Mankiewicz et à Eve. Une posture qu’il réitérera avec le final de Douleur et gloire qui n’aurait déplu ni à Mankiewicz ni à Renoir. Le metteur en scène partage avec celui de Chaînes conjugales son amour pour les portraits de femmes, esquissant avec habileté leurs traits graciles, leur force de caractère, mais aussi leur souffrance quotidienne. On pourrait croire que La Chambre d’à côté puisera énormément dans la méthode de Mankiewicz, si précise, si harmonieuse.
Et quelque part, l’ombre du maître plane encore sur l’entreprise d’Almodovar, tant la facette toute théâtrale de La Chambre d’à côté, son écriture dense et soignée, ainsi que l’importance du phrasé et du parler prédominent tout du long. Tel Humphrey Bogart veillant sur Ava Gardner et témoin de sa chute dans La Comtesse aux pieds nus, Julianne Moore assiste, impuissante, à la fin programmée de Tilda Swinton. Et tout comme dans Eve, il existe dans la relation particulière unissant les deux femmes, cette fusion inévitable et cette sensation que l’une va endosser d’une certaine manière le rôle de l’autre.
Cependant, Almodovar déploie des trésors de subtilité en confrontant Ingrid à sa plus grande terreur, celle de la mort, en acceptant l’offre terrible de Martha. Ici, remplacer ne signifie plus adopter un comportement empli de duplicité, mais de prouver sa noblesse en mûrissant, en se résignant et en accordant sa confiance à celle présente jusque-là fin. Et si certaines tirades interminables paraissent pompeuses, elles sonnent suffisamment juste pour interpeler un public subjugué par les actrices qui les déclament.
Sororité morbide
Force est de constater que le tandem Julianne Moore Tilda Swinton délivre une prestation quasi inoubliable ici, bien aidé, il est vrai par la direction judicieuse de Pedro Almodovar. Chacune retranscrit magnifiquement l’hésitation, le remords, les craintes qui traversent Ingrid ainsi que la détermination et la recherche de la paix qui animent Martha. Nul ne doutait de leur talent naturel, mais il est dans ce cas transcendé en dépit de l’atmosphère lourde dans lequel baignent les protagonistes. Nul cabotinage, mais de la finesse pour mieux souligner la gravité que les mimiques de Buster Keaton ne peuvent dissimuler.
Et c’est dans cette optique que l’esprit de Mankiewicz affleure, lui qui aimait tant les femmes, leur offrait des rôles à leur mesure, à l’image d’Almodovar. Elles sont désormais maîtresses de leur destin et se sont libérées du joug du patriarcat. Martha se maquille sans l’aide de quiconque et n’est point le pantin d’un Antonio Banderas dans La Piel que Habito. L’opiniâtreté de la protagoniste suscite l’admiration et est synonyme d’espoir, celui de conserver son humanité au moment de rendre son dernier souffle.
En effet, si le style change, l’esprit demeure et Almodovar, sans choquer par l’outrance, interroge sur le sens du mot liberté, y compris dans la mort. Et il continue avec brio sa réflexion autour de sa propre fin à venir, inéluctable, entamée avec Douleur et gloire,
Film américain de Pedro Almodovar avec Julianne Moore, Tilda Swinton, John Turturro. Durée 1h47. Sortie le 7 janvier 2025
L’avis de Mathis Bailleul : Après quelques immondices, Almodovar revient en force pour faire des bons films avec La Chambre d’à côté. De là à dire si ca vaut un Lion d’Or… pas sûr mais c’est un retour pudique, sobre, modeste et donc parfaits pour traiter comme l’exige son sujet sérieux et grave. Beau et fort.
François Verstraete
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