Élevés comme des frères Livius, éminent général et Commode, fils de l’empereur Marc-Aurèle, sont voués à un formidable destin. Cependant, quand Marc-Aurèle est assassiné, ils vont peu à peu se disputer le pouvoir tandis que Rome s’apprête à s’effondrer…
En 2000, le long-métrage Gladiator de Ridley Scott emporte tout sur son passage, rassemble les suffrages positifs du public et des critiques et hisse son réalisateur Ridley Scott ainsi que son interprète, Russel Crowe sur le toit d’Hollywood. Le film rafle plusieurs Oscars et remet le péplum sur le devant de la scène après plus de trente ans de disette. En effet, La Chute de l’Empire romain d’Anthony Mann avait essuyé un énorme revers au box-office et condamné le genre sur le territoire américain. Fait cocasse, cette œuvre tant décriée à son époque a servi de support scénaristique… à Gladiator justement.
Elle symbolise surtout une fin de carrière délicate pour l’une des figures illustres du cinéma classique hollywoodien. Réputé pour ses westerns ou ses films noirs, Anthony Mann s’est distingué grâce à de nombreux joyaux, de La Brigade du suicide à L’Homme de l’Ouest, en passant par Winchester ’73 ou L’Appât. On retient ses collaborations fructueuses avec Gary Cooper et bien entendu, avec James Stewart. Son approche formelle quant à elle, n’a que peu à envier à celle des John Ford ou Howard Hawks, bien que son ton acide se démarque de celui de ses contemporains.

Ce style singulier a longtemps dérouté les spectateurs jusqu’au succès du Cid en 1963. Auparavant, il fut abordé par Kirk Douglas afin de s’atteler au projet Spartacus. Néanmoins, des divergences avec le comédien vont le contraindre à laisser sa place à un certain Stanley Kubrick. Il retrouvera l’acteur à l’occasion de son dernier travail, Les Héros du Télémark.
Et dans l’intervalle, il s’essaiera donc au péplum avec La Chute de l’Empire romain, superproduction pharaonique dont l’échec lui vaudra bien des inimitiés. Aussi ambitieuse que le Cléopâtre de Joseph Mankiewicz, sorti un an plus tôt, son entreprise connaîtra un sort identique à celui de son confrère. Pourtant, en dépit de réels défauts, elle fascine par son équilibre entre grandeur et décadence, reflet d’une industrie alors à la recherche d’un nouveau souffle.

Tragédie antique
Façonné comme une tragédie, La Chute de L’Empire romain frappe par sa construction, partagée entre scènes épiques et séquences théâtrales marquées, que l’on croirait issues des esprits d’un Joseph Mankiewicz ou d’Orson Welles. Ce parti pris étonne de la part d’Anthony Mann, mais il parvient à s’approprier toutes les techniques nécessaires au bon fonctionnement de son dispositif dramatique, aidé il est vrai par la prestation d’Alec Guinness (qui a eu une carrière avant Star Wars, il ne faut jamais l’omettre). L’acteur britannique brille dans le rôle de Marc-Aurèle et porte le premier acte quasiment à lui seul.
Le cinéaste de son côté, filme la lente agonie du vieil empereur avec maestria, les dernières minutes interminables et le calvaire enduré par le personnage, privé de sa raison, incapable de tenir un discours intelligible, hormis quand il prononce le nom de celui qu’il aimerait ériger comme héritier. On est d’autant plus choqué par ces ultimes moments tant cette scène contraste avec celle durant laquelle il déclamait des vers avec force, les fameuses médiations qui l’ont fait entrer dans la postérité. Sa fin prédite, mais provoquée brutalement sonne alors le glas d’une civilisation tout entière.
Dès lors, l’Épée de Damoclès s’abat sur Rome et ses sujets tandis que ses dirigeants se déchirent. Le déclin s’amorce et on comprend que tout cela va très mal se terminer. Le terme fatidique prend ici tout son sens, dans son inexorabilité et sa violence. Tous courent à leur perte, comme si le verdict des dieux, qui leur est si cher, s’avérait défavorable. Et ce n’est pas le pauvre Timodines (superbe James Mason) qui contredira cette tendance ; prophète, philosophe et guide, unique personnage vraiment nanti de louables intentions, il sera tiraillé de toutes parts dans la confrontation de deux frères ennemis.

Frères ennemis
Certes Anthony Mann décrypte l’amitié forte qui unit Livius et Commode puis leur rivalité par un prisme depuis maintes fois vu, celui de la fratrie de circonstance brisée par une velléité toute patriarcale. Toutefois, l’évolution de leur relation et les motivations de l’un et de l’autre étonnent, puisque le réalisateur s’affranchit des clichés et des attentes, prend à contre-pied le spectateur pour mieux asséner le coup de grâce. Les concepts de loyauté et d’honneur, si importants dans la société romaine, influent sur les décisions des deux hommes, au-delà de l’affection mutuelle qu’ils se portent.
Le discours fort et déstabilisant prononcé par Livius après la mort de Marc-Aurèle, en faveur de Commode, a de quoi surprendre… mais ici la raison d’État se substitue aux ambitions et le devoir prévaut sur la raison. Cela n’empêche pas leurs liens de se distendre, suite aux actions inconsidérées d’un tyran fou. En outre, la présence de Lucilla accroît les troubles. La jeune femme accorde son amour à son frère désigné par la vie, Livius et refuse la moindre tendresse à celui de sang, Commode. Et à chaque fois que la situation semble s’arranger, Anthony Mann rempile du calvaire et sème le chaos.
La confrontation devient alors inéluctable et le réalisateur s’ingénie à retranscrire les combats hors de l’amphithéâtre et du champ de bataille. La course de chars, d’une rare intensité, n’a rien à envier à celles de Ben Hur (dans lequel jouait d’ailleurs Stephen Boyd). Et que dire de l’affrontement final, avec ses belligérants encerclés par les centurions, en guise d’arène ? Des instants propices à faire ressortir toute la noirceur et la cruauté omniprésentes dans l’art du cinéaste.

La loi du plus fort
Ces traits caractéristiques du style du réalisateur habitent le long-métrage tandis que chacun approuve des actes d’une rare brutalité. Personne n’est épargné et quasiment tous s’adonnent à la barbarie, excepté Timonides, véritable victime. Cet ancien esclave, affranchi par le fil du glaive, subit les pires tortures afin de démontrer le pouvoir de la logique. La scène durant laquelle sa main est brûlée vive par les Germains renvoie directement à celle de L’Homme de la Plaine, où James Stewart voyait la sienne criblée d’une balle. À chaque fois, Anthony Mann resserre la caméra sur le visage du protagoniste pour mieux souligner la souffrance vécue pendant des secondes interminables.
Ces moments sont là pour rappeler que le cinéaste affectionne l’ambivalence morale, que la ligne si ténue entre le bien et le mal, peut-être franchie n’importe quand, y compris par celles et ceux censés montrer l’exemple et faire preuve de vertu. Ainsi, Livius n’hésite pas à exécuter froidement des hommes qui lui ont désobéi pendant la dernière bataille. Et comment concevoir que le traitre, le Judas de fortune serait un aveugle, usant de la pomme de la Discorde pour assassiner son empereur et semer de fait la dissension ?

La fin d’une ère ?
L’hégémonie du tout puissant Empire romain se délite lentement. Si historiquement il n’arrivera à son terme que deux siècles et demi plus tard, la période dite du Haut Empire s’achèvera avec Commode. Et Anthony Mann décrypte avec une certaine simplicité les causes de cet effondrement tout en posant un parallèle avec le déclin entamé d’Hollywood. Cette impression d’inéluctabilité rejaillit, transpire à travers tous les pores du long-métrage comme si tout était voué à disparaître depuis le commencement. Et ici les responsabilités de ce désastre sont partagées, entre la folie des uns, l’obstination des autres ou un rêve persistant d’un vieil homme qui n’a pas su préserver la confiance des siens.
Marc-Aurèle souhaitait plus que tout intégrer les divers peuples à l’Empire par la diplomatie plutôt que par la force. Un point brûlant qui divisera Livius et Commode jusqu’à l’implosion. L’unité de Rome est menacée de l’intérieur et de l’extérieur, tandis que ses citoyens et ses politiques se vautrent dans la luxure et l’opulence. Bien sûr, quelques-uns se dressent contre l’oisiveté et l’égoïsme, à l’image de ce vieux sénateur entamant un discours passionné. Cependant la route du progrès s’avère longue et les résidus de l’Ancien Monde persistants. Entre des légionnaires abandonnés devenant des mercenaires sans foi ni loi ou un peuple se réjouissant des prochaines mises à mort d’opposants, Anthony Mann s’interroge sur la capacité d’un régime à changer, s’émanciper de son propre système forgé sur la douleur et le sang.
Péplum désenchanté, La Chute de l’Empire romain sera l’une des dernières contributions d’Anthony Mann au septième art, puisqu’il décédera quelques années plus tard. Une tentative désespérée, désabusée de sauvegarder une manière de concevoir ce que doit être le cinéma.
Film américain d’Anthony Mann avec Stephen Boyd, Sophia Loren, Christopher Plummer, Alec Guinness. Durée 3h05. 1964
François Verstraete
Share this content: