Mari et père de famille comblé, Bernard a mis depuis longtemps un passé sentimental ombrageux et douloureux. Pourtant les souvenirs refont surface quand son ancienne maîtresse, Mathilde vient s’installer dans le voisinage avec son époux. La passion peut-elle renaître entre les deux amants ?
Reçu par son voisin, un homme pose son regard çà et là dans le salon tandis que sa conjointe entretient la conversation avec son hôte. Soudain, il paraît un peu plus nerveux. Un amour oublié ressurgit alors du passé, spectre malicieux prêt à l’engloutir. Son angoisse était elle due à un pressentiment ou avait-il remarqué un détail, une photo qui allait annoncer la suite ? Ces quelques secondes résument admirablement la conception de la mise en scène selon Truffaut, sa volonté d’une forme invisible et non illustrative.
Liaisons dangereuses
Avant-dernier travail du réalisateur avant sa mort, La Femme d’à côté ne reprend pas seulement des thématiques chères à son auteur, n’incarne pas uniquement un long-métrage somme, il clôt de manière magistrale la peinture douloureuse du couple présentée au sein de sa filmographie, la capacité à s’aimer tout en se détestant tandis que la souffrance devient le maître mot des sentiments. D’ailleurs, les ultimes paroles de madame Jouve personnifient l’atmosphère passionnelle, sans toi, ni avec toi, où comment deux individus éprouvent un dangereux mélange d’attraction et de répulsion, cocktail qui leur sera fatal.
Gérard Depardieu et Fanny Ardant vont s’adonner à ce jeu destructeur de je t’aime moi non plus. Les mots de Gainsbourg n’ont rarement aussi bien été dépeints, la patte de Truffaut retranscrivant de façon clinique cette romance obsessionnelle susceptible d’annihiler toute raison, toute nuance. Les touches d’humour qui parsemaient les précédentes adultères contées par le cinéaste ont disparu au profit d’un désespoir total, d’une tragédie relevant davantage de Racine que de Shakespeare tant les protagonistes se vautrent copieusement dans la passion quitte à oublier proches et principes.

Attraction toxique
La passion au sens littéral constitue le socle sur lequel repose toute la dramaturgie exposée à l’écran. Truffaut revient aux sources étymologiques du terme puisque passion est tirée du mot passio en latin qui signifie souffrance. Aimer en souffrant devient le leitmotiv de ces deux êtres, incapables de s’extirper d’un cercle douloureux. Truffaut se plait alors à appuyer sur les plaies béantes, accentuant encore plus les blessures réelles de l’âme. Avec La Femme d’à côté, il s’ingénie à porter au pinacle ce procédé, lui l’enfant sauvage, délaissé, qui a basé en grande partie son style sur les tourments causés par les déchirures du passé.
Toute l’œuvre de Truffaut possède en son sein les germes qui ont engendré La Femme d’à côté. Les tribulations pathétiques de Jean Pierre Léaud, celles plus tragiques de Jeanne Moreau ou de Françoise Dorléac, chaque figure imaginée et construite par le cinéaste et ses acteurs n’ont fait qu’annoncer ce dernier sommet mélodramatique, cette construction quasi naturaliste à l’image La Peau douce. Truffaut décrit ici avec une précision d’orfèvre tous les mécanismes qui constituent cet engrenage infernal jusqu’au drame final.

Engrenage fatidique
Le film s’appuie sur des détails à priori insignifiants, mais qui pourtant en disent long sur la relation en cours et à venir. À l’instar des maîtres classiques américains, Hitchcock en tête, que Truffaut admirait considérablement, le réalisateur use de la litote de façon remarquable, rendant chaque scène, chaque pièce plus importante en dépit des apparences. Il déplace alors ses pions sur cet échiquier cinématographique tandis que Bernard et Mathilde vont se livrer au jeu de l’amour jusqu’à la mort. Ce qui devait être une reconquête, un nouveau départ vire au cauchemar.
Rapidement, on s’espionne d’abord subrepticement. On épie les allers et venues de l’autre par la fenêtre à la manière de James Stewart. On entame une valse téléphonique à laquelle nul ne veut se soumettre. Puis on cite allégrement l’heure exacte des absences de sa maîtresse, au grand dam de cette dernière. L’amour laisse place à l’effroi tandis que le malaise va crescendo. Le plaisir et le désir affolent autant les sens que la psyché des protagonistes, ce jusqu’une première explosion lors d’une réception policée.

Le point de non-retour
Les souvenirs de l’échec d’autrefois planent alors sur le présent. Mais pour évoquer le passé, Truffaut réfute l’utilisation de flash-back au profit de dialogues bien troussés, qui font frémir tant leurs contenus équivoques avec les événements en cours qui se juxtaposent. Ainsi le réalisateur entremêle les époques par la parole et par les photos ou bien encore par ce tableau esquissé par Mathilde représentant un enfant à la ressemblance trouble avec celui de Bernard. On comprend alors que ni pour l’un ni pour l’autre, la page ne peut être tournée, dans la mesure où, comme le déclare Mathilde, cette page pèse cent kilos.
L’amour ici se mute peu à peu en mal indicible, invisible qui se manifeste aussi bien pars des désordres physiques que des accès de violence ostentatoires. Mathilde ne croit plus en lui, puisque pour être aimé, il faut d’abord être aimable. Seule subsiste cette passion qui emporte tout sur son passage tandis que Truffaut se plaît à humilier ses personnages, avec en point d’orgue la fameuse scène de la réception évoquée précédemment. Pour contempler ce naufrage sentimental, reste alors madame Jouve, rescapée malgré elle d’une situation similaire qui contrairement aux dires du psychologue ne connaitra pas le repos à même d’abréger ses regrets.
Réflexion crépusculaire aussi bien sur la propre filmographie de son auteur que sur sa difficile conception du couple, La Femme d’à côté rayonne paradoxalement par sa noirceur, son ambiance suffocante, anxiogène, bien plus proche des films noirs que des mélodrames traditionnels. Truffaut dérange, frappe avec fureur, accentue le malaise un peu plus à chaque minute et délivre du même coup un de ses plus grands chefs-d’œuvre, tragédie bourgeoise magistrale que n’auraient renié ni Lubitsch et encore moins Mankiewicz.
Film français de François Truffaut avec Gérard Depardieu, Fanny Ardant, Henri Garcin. Durée 1h46. 1981
François Verstraete
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