Pierre Lachenay, riche intellectuel parisien, marié et père de famille, jette son dévolu sur une jeune hôtesse de l’air, durant une conférence à Lisbonne. Leur relation met à mal peu à peu le couple de ce dernier jusqu’à le faire imploser.

Un homme incite sa maîtresse à se lancer seule sur la piste de danse. Il l’observe, la désire, fronce les sourcils quand de potentiels prétendants l’approchent d’un peu trop près. Cette courte scène résume à merveille une passion assouvie, mais contrariée par la passivité et la molle lâcheté d’un individu en proie à ses faiblesses. Quatrième long-métrage de François Truffaut, La Peau douce devint instantanément le travail maudit de son auteur, boudé aussi bien par les critiques que par le public. Pourtant, il constitue sans nul doute une de ses œuvres majeures, voire une clé de voûte permettant de comprendre l’ensemble de sa filmographie.

Le malotru et les femmes

En dressant le portrait d’un bourgeois infidèle, intellectuel reconnu et coupable de la plus basse couardise, Truffaut s’adonne à une classique histoire adultère servie par une approche quasi naturaliste. Même si l’axe de son long-métrage repose sur des artifices et des ressorts dramatiques usuels, Truffaut parvient toutefois à capter l’attention en insufflant une dose de suspense à cette romance interdite. L’amoureux d’Hitchcock se réveille et planifie telle une horloge l’idylle des protagonistes, tout en s’évertuant à en enrayer le déroulement par de sibyllines anicroches. En outre, en apposant la fin d’un couple au profit d’un autre, la routine agaçante à la passion naissante, le cinéaste se joue des clichés par le biais de sa mise en scène.

En premier lieu, Truffaut brosse le tableau désabusé, mais terriblement humain du mari volage, de la femme bafouée et de la maîtresse inaccessible. Il décrit de manière clinique, tantôt cynique, tantôt comique, les ressorts et l’évolution en parallèle des relations entretenues par Pierre Lachenay avec ses deux compagnes. Si le contenu présente une certaine odeur de déjà vu, le contenant en revanche s’enrobe des habits de la crédibilité. La force du récit du metteur en scène réside dans la vraisemblance aussi bien dans les situations évoquées que dans les réactions des uns et des autres. Par conséquent on assiste à une véritable étude de mœurs ou comment l’homme respectable et père de famille échoue en se vautrant dans l’adultère et le mensonge.

La déliquescence des sentiments

Pour décrocher pareil résultat, le cinéaste s’échine à structurer habilement et minutieusement chaque détail de la vie quotidienne des deux couples, soulignant les rouages grippés ou magnifiant ceux qui entretiennent les flammes de la passion. Ainsi le mariage de Lachenay vole peu à peu en éclats au gré des désagréments de l’ordinaire et de la lassitude qui en découle. La tendresse et les petites attentions s’estompent au profit de l’agacement et des énervements intempestifs.

La scène du journal perdu s’impose telle l’image de la détérioration des sentiments. Puis il y a la passion naissante. On multiplie les coïncidences faussement fortuites. On est subjugué par les histoires pourtant banales racontées autour d’un repas. On guette l’autre, cherche son étreinte, on se met à l’attendre, à l’espérer. Puis les doutes commencent, et une nouvelle fois Truffaut voue ce couple à s’enliser, à choir à l’instar du premier. L’enchantement se délite progressivement comme la tendresse ou les attentions. Les discours autour de la table distillent la honte plutôt que le désir.

Ici Lachenay affiche les sempiternelles turpitudes de l’Homme de son inconstance permanente, son incapacité à conserver ce qu’il a de plus cher. Quant à Lachenay, il incarne par son indécision toute l’ampleur de la faiblesse masculine, quitte à provoquer sa chute, multipliant crises de foi et actes de duplicité. Face à ses prises de position délicate, Truffaut ne se veut jamais juge et partie.

Regard acerbe

Il observe, constate froidement une situation prompte à dégénérer suite aux atermoiements de celui qui avait tout. Ironie du destin ou marque de fabrique d’un être qui réfléchit trop, le protagoniste a toujours le choix, mais opte constamment pour le mauvais, s’enlise dans la médiocrité, que ce soit en jetant une lettre d’amour sincère ou en s’adonnant à des mondanités au détriment de celle qui l’aime et qui l’attend. Tout ce petit monde enchaine les désillusions, suppliciés à la routine ennemie de la passion, soumis aux normes d’une raison froide et monotone.

L’œil de Truffaut saisit ces instants avec une infinie justesse retranscrivant aussi bien la lente déconvenue des uns et des autres que les élans de sensualité de personnages à fleur de peau. Deux époux s’étreignent une dernière fois alors que quelques minutes auparavant Pierre Lachenay s’amusait à déshabiller son amante assoupie, lui prodiguant quelques subtiles caresses faisant monter d’un cran la température.

Chronique d’un bourgeois médiocre qui n’aurait point déplu à Buñuel, tableau d’un quotidien désabusé de tout à chacun porté par la grâce de Françoise Dorléac et la présence de Jean Dessailly, La Peau douce frappe non pas par son propos, mais plutôt par sa cohérence, par sa vraisemblance qui fait du long-métrage de Truffaut un véritable docu-fiction sur les méandres de l’âme humaine, sa propension à succomber à la tentation et à la duperie. Chef-d’œuvre cruel, tragi-comique, La Peau douce séduit par son réalisme, cliché instantané d’une société lasse et blasée.

Film français de François Truffaut avec Françoise Dorléac, Jean Desailly, Nelly Benedetti. 1964. Durée 1h57.

François Verstraete

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