1882. En route pour l’Ouest américain afin d’y acheminer du bétail, les quatre frères Earp font escale près de Tombstone. Trois d’entre eux se rendent dans cette petite enclave dans laquelle règne l’anarchie. Pendant ce temps, le benjamin, James, est assassiné et le troupeau volé. Wyatt Earp décide donc de s’installer en ville pour restaurer l’ordre et retrouver les meurtriers. Il va alors faire la connaissance de Doc Holliday, de son ex-fiancé Clémentine et de la redoutable famille Clanton…
Force est de constater que les traductions et adaptations de titres dans la langue de Molière (ou d’une autre d’ailleurs) ne rendent pas toujours honneur à l’œuvre concernée, et la desservent au contraire très souvent. Par conséquent, afin de circonvenir à l’aspect spectaculaire et populaire du genre, les distributeurs ont cru bon à l’époque de changer l’intitulé My Darling Clementine (en français ma Clémentine adorée) en La Poursuite infernale…opération grossière, que l’on qualifierait de tentative marketing trompe l’œil aujourd’hui, qui omet ni plus ni moins l’essence même de ce long-métrage de John Ford ainsi que la superbe chanson éponyme dédiée ici au personnage incarnée par la sublime Cathy Downs.

Sous l’aile protectrice de l’Ouest
Associé dans l’inconscient collectif au western, John Ford a accouché de bon nombre de classiques incontournables pour le genre : La Chevauchée fantastique, La Charge héroïque, La Prisonnière du désert, L’Homme qui tua Liberty Valance et La Poursuite infernale… pour les deux derniers films cités, un antagonisme qui les lie et les oppose nettement. L’Homme qui tua Liberty Valance s’attache à décrypter l’écriture d’une légende quitte à en dévoiler les dessous démystificateurs. La Poursuite infernale symbolise au contraire le mythe éternel de l’Ouest, son image romantique excessive et le souffle d’aventure qu’on ne cesse de lui apposer.
Pour accomplir un tel tour de force, quel épiphénomène plus représentatif que le célèbre affrontement d’Ok Corral se prêtait davantage à l’ambition géniale du cinéaste ? Quelles figures personnifiaient l’époque révolue d’une Amérique sauvage que Wyatt Earp ou Doc Holliday ? Certes, peuvent être cités Billy the Kid, Patt Garret, Jesse James ou Wild Bill Hickock. Mais la rencontre entre un John Ford encore jeune et le shérif de Tombstone allait marquer à jamais le réalisateur. Si Ford allait en revanche allégrement changer à son aise les faits c’est pour mieux extraire la substance lyrique prépondérante déjà dans sa filmographie, mais particulièrement lumineuse dans cette Poursuite infernale.

Ultimatum pour une vengeance
À l’image de L’homme qui tua Liberty Valance vingt ans plus tard, John Ford délaisse ici ces grands espaces qui lui sont chers, concentrant l’action dans une petite ville typique d’une Amérique pas tout à fait rétablie de la guerre civile, en proie au chaos perpétuel, la loi pas fermement ancrée. Comme l’explique le « shérif » à ses concitoyens et à Wyatt Earp au début, il n’est pas assez payé pour se faire tuer par un ivrogne. L’enclave attend son sauveur. L’échiquier toutefois très simple s’installe. Ford s’appuie sur des archétypes pour mieux souligner les enjeux et recourir encore et toujours à la litote.
Le drame à venir, Ford ne l’annonce pas lors de la première rencontre entre Earp et le vieux Clanton, mais plutôt par le bref regard désabusé du barbier. Pourtant en lieu et place de longues fusillades dans Sin City, le réalisateur préfère immerger profondément Earp et les siens dans la bourgade honnie, élabore une tragédie shakespearienne non pas interprétée par l’acteur ambulant, mais bel et bien par les protagonistes, et se plaît à décrire un quotidien dans lequel le chevalier blanc passe le clair de son temps à observer l’arrivée des diligences et à se consacrer au poker plutôt qu’à chevaucher et à chasser les criminels.

Ford met sa forme au service de l’attente, attendre le moment propice pour rendre la justice, venger un frère, commencer un duel ou simplement redevenir quelques heures durant celui que l’on était. Escompter tout sur la venue d’un individu providentiel pour redresser une situation précaire ou espérer le retour en grâce d’un autre qui s’autodétruit un peu plus chaque jour. Le metteur en scène s’attache non pas ici, mais à deux légendes qui ont abandonné leur statut, leur vécu sans jamais véritablement expliquer pourquoi.
Des flingues et des larmes
Ainsi le passé de shérif d’Earp, que l’on suppose glorieux par le ton employé, est immédiatement éludé par l’intéressé. Quant à celui de brillant chirurgien d’Holiday, ce n’est plus qu’un lointain souvenir, cicatrice béante ravivée par l’amour d’une femme, mais blessure dont on ne connaitra jamais la cause comme ce qui a poussé Earp à prendre la route en qualité d’éleveur. Pour les deux compagnons d’armes, faire parler la poudre semble une évidence, pourtant on se remémore plus du maniérisme courtois d’Earp à l’égard de Clémentine ou des vers d’Hamlet récités en chœur par Holiday plutôt que de leurs exploits le revolver à la main.
Ne reste plus à Ford qu’à conter comme lui seul sait si bien le faire, un récit sur les hommes et les femmes, avec son lot de romances impossibles et d’amitiés viriles. Une histoire si proche des stéréotypes d’usage, mais magnifiée aussi bien par la photo lumineuse ou la précision des cadres que par les situations anecdotiques, immortalisées par le réalisateur. La rencontre entre Holiday et Earp symbolise cet art si subtil, la tension monte d’un cran entre un Holiday à fleur de peau et un Earp serein qui brise une éventuelle rivalité en réfutant l’appel des armes.

Comment ne pas être touché par le poignant dialogue entre Victor Mature et Cathy Downs, rendu crédible par la rigueur et l’inventivité visuelle de l’ensemble ? Comment enfin ne pas être amusé par un Earp accompagnant Clémentine vers la future église telle un homme menant une femme à l’autel ? Ford se joue ou plutôt surjoue avec les clichés pour mieux se concentrer sur un véritable drame dans lequel certains meurent comme ils auront vécu tandis que d’autres resteront pour espérer. Espérer ce qui est à venir, voilà la clé du long-métrage de John Ford.
Avec La Poursuite infernale, Ford évite avec aisance le piège de l’hagiographie au profit d’un portrait élégiaque, annonçant par la même la forme qu’il adoptera par la suite sur La Charge héroïque et bien évidemment sur La Prisonnière du désert. Jamais condescendant avec ses personnages, sans leur ériger non plus un piédestal, Ford traite ses légendes humaines dans leur grandeur et leur détresse, avec violence et pourtant tout en pudeur. Et accouche d’un de ses chefs-d’œuvre les plus importants…
Film américain de John Ford avec Henry Fonda, Cathy Downs, Victor Mature. Durée 1h37. 1946
François Verstraete
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