Figure de style ostentatoire au possible, le plan-séquence nourrit les fantasmes du public, des critiques et des cinéastes, depuis celui, virtuose, qui ouvrait La soif du Mal d’Orson Welles, véritable modèle du genre. Le génie formel du réalisateur impressionnait durant une scène mémorable qui influença plusieurs générations. Hélas, l’emploi de cette technique sert aujourd’hui à masquer soit le manque de fond, soit l’absence d’inspiration d’auteurs paresseux ou aveuglés par leur égo. Qui plus est, le recours à cette méthode pour valoriser les affrontements musclés à l’écran, armes à la main, accouche le plus souvent d’une anarchie généralisée.

Le rendu s’avère de fait illisible, voire indigeste. Ainsi, beaucoup échouent dans cet exercice ou s’appuient sur des artifices invisibles afin de conférer l’illusion du plan-séquence (Birdman, Les Fils de l’homme). Néanmoins, en 2004, un artiste accomplit un authentique tour de force en réussissant l’impossible. Il s’agit de Johnnie To, héritier tout désigné de John Woo et de tout un pan du cinéma de Hong-Kong, mais aussi de l’esprit de Jean-Pierre Melville. Cet amoureux du film noir et du polar n’hésitait pas à pointer les dysfonctionnements de son pays natal, tout en montrant les fusillades avec une violence abrupte dénuée d’outrance, une pincée de mélancolie et une pointe de poésie.

Horizontalité, verticalité

Un mélange détonnant qu’il injecte dans l’exposition de Breaking News, long-métrage qui interroge sur le voyeurisme au quotidien. Tandis que la population est dépendante des images chocs liées à l’actualité, d’autres tirent les ficelles pour leur propre gloire… ou leur perte. Et durant près de sept minutes, Johnnie To va accomplir un numéro d’équilibriste et présenter l’une des plus belles introductions de la décennie. Une prouesse qui se mesure aussi bien sur une échelle esthétique que sur le message affiché de manière sibylline. Ce plan-séquence, éblouissant, débute par une plongée dans une ruelle mal famée de Hong-Kong pour se conclure à coup d’explosion.

Entretemps, Johnnie To aura prouvé que l’ordre naît du chaos et que rien ne doit nuire à la clarté à l’écran. Bien au contraire, la fluidité doit s’entrelacer avec le mouvement, tandis que chaque action en entraîne une autre naturellement, sans se soucier de la logique. Ainsi, quand un gangster lâche un journal au deuxième étage d’un immeuble miteux, un policier en planque récupère le magazine et annonce, innocemment, l’une des grandes thématiques à venir à savoir l’obsession de l’information. Par ailleurs, cet événement anodin marque l’ambition du cinéaste, filmer horizontalement et verticalement.

Ce plan-séquence sera tourné en trois dimensions et durant la rixe, Johnnie To n’hésitera point à prendre de la hauteur, tel le malfrat abattant ses adversaires, en enjambant la fenêtre d’un appartement. Et on s’aperçoit alors que la description très précise des lieux revêt toute son importance. Chaque détail est exploité pour intensifier la dureté de ces instants, tandis que l’action est menée tambour battant. Le dispositif de Johnnie To dévoile sa facette finale ; le réalisateur alterne de point de vue, la focalisation bascule voire est partagée entre plusieurs protagonistes. On ne sait plus qui épie et qui est observé, hormis le spectateur omniscient qui se surprend à intervenir passivement, témoin puis voyeur du carnage en cours. La réflexion et la prise de conscience commencent !

Film hongkongais de Johnnie To avec Nick Cheung Ka-Fai, Richie Jen, Kelly Chen. Durée 1h31. 2004

François Verstraete

Share this content: