Laura Hunt, superbe et brillante jeune femme, est assassinée. Qui pouvait désirer la mort de la protégée du célèbre chroniqueur Waldo Lydecker ? Un mystère que le détective McPherson est bien décidé à élucider.
Peu de long-métrages peuvent se vanter d’avoir révélé à la fois un cinéaste, un interprète et un scénariste. Généralement, c’est sous l’impulsion d’un élément confirmé que les autres maturent et dévoilent leur talent au grand jour. Néanmoins, il existe toujours quelques rares exceptions à la règle et parmi elles, on retrouve Laura, l’un des films noirs les plus brillants de l’Histoire du septième art. En effet, en sus de marquer le genre, alors à son apogée, il va profondément bouleverser la manière de concevoir la perception du récit.
Et on doit cette petite révolution à la romancière Vera Caspary, dont le travail sera apprécié par Otto Preminger, mais également par Joseph Mankiewicz. Derrière les ouvrages Laura et Chaînes conjugales adaptés au cinéma respectivement par Otto Preminger et Joseph Mankiewicz, Vera Caspary, bien avant Citizen Kane, propose de portraiturer un personnage en particulier, généralement aux abonnés absents, à travers les mots de ceux et celles qui ont croisé sa route. Par ce procédé, elle décrypte les liens ténus qui unissent les uns et les autres, ainsi que la fascination exercée par le disparu.

Ce numéro d’équilibriste, déjà délicat à appliquer à l’écrit, s’avère d’autant plus complexe à l’écran. Otto Preminger, réalisateur confirmé, mais sans succès à son actif, releva le défi, avec brio et entama son ascension vers une gloire immarcescible. Toutefois, ce triomphe résulte aussi de la prestation exceptionnelle de Gene Tierney, une jeune comédienne portée par son rôle dans Le ciel peut attendre d’Ernst Lubitsch, l’année précédente. Sa beauté indéniable et son aura affleurent littéralement si bien qu’elle devient indissociable du personnage de Laura. La pièce maîtresse du dispositif du film est en place et le spectacle commence !
Histoire d’un portrait
Le long-métrage s’ouvre sur un tableau représentant Gene Tierney puis sur les paroles emplies de tristesse prononcées en voix off par Waldo Lydecker. Ce procédé de la voix off, cher au film noir, annonce quelque part les intentions d’Otto Preminger, se concentrer sur la victime et son destin tragique, plutôt que sur la recherche du coupable, presque évident à ses yeux. Ceci au grand dam du détective McPherson, bien résolu à mener son investigation à son terme. Pourtant, il est autant obsédé par le fait de dénicher le responsable que par l’image de cette femme qu’il n’a néanmoins jamais rencontrée.

La mécanique déployée par Otto Preminger s’avère subtile puisqu’on ne voit que très peu Gene Tierney à l’écran dans un premier temps. Seul importe la description esquissée par Waldo Lydecker puis de ses autres proches. Le flashback survient alors et le réalisateur évoque la prise de contact entre cette personnalité rayonnante avec ce rédacteur bourru, qui l’élèvera au sommet. L’apparition de Gene Tierney détonne et elle se pose en centre d’attraction autour duquel tous gravitent, suscitant l’envie, la jalousie et bien entendu le désir.
Le tour de force de cette exposition réside dans son efficacité et dans sa sobriété, puisque la durée du récit induit une narration très resserrée. Cependant, Otto Preminger n’a pas besoin de s’égarer en vaines conjectures et ne perd jamais de vue le principe de son moteur formel. Tout comme Joseph Mankiewicz et Orson Welles par la suite, il injecte l’essence nécessaire pour alimenter une sorte de spectre, dont l’ombre planerait sur chaque plan et hanterait les pensées des protagonistes. Chantre de l’attention de son vivant, Laura l’est aussi après son trépas. Elle continue d’influencer les uns et les autres, à l’instar d’Addie Ross dans Chaînes conjugales ou de Charles Foster Kane dans Citizen Kane.

Fantasme et réalité
Quant à Otto Preminger, il s’évertue à dessiner les contours de son héroïne à travers les yeux d’un admirateur inattendu, à savoir McPherson, qui tombera progressivement amoureux d’elle. Elle se transforme en objet de fantasme, généré par un tableau, des lettres ou des propos rapportés par ceux qui l’interrogent. Son enquête dicte ses sentiments, d’une manière incongrue et son attitude cartésienne, raisonnée en est altérée. L’évolution de son opinion sur la jeune femme bascule, puisqu’il ne la considère que comme une poule comme les autres, au début de son investigation.
Ainsi, au fil de ses recherches, il s’éprend, à sa grande surprise, d’un cadavre, inaccessible, comme Laura l’était de son vivant, égérie ultime, alliant grâce, beauté et intelligence. Ou comment elle continue de le pourchasser dans ses rêves. C’est parce qu’il pénètre dans son intimité du quotidien qu’il parvient à la cerner, à la connaître aussi bien que Lydecker, sa tante ou son fiancé. Il se demande ce qu’il serait advenu dans d’autres circonstances, s’ils se seraient aimés tandis que tous la convoitent… jusqu’à un improbable retournement de situation.

Le cinéaste manie le twist et effectue une volte-face surprenante, habile qui déstabilise McPherson et remet en cause les certitudes de tout le monde, à commencer par celles du spectateur. Preminger articule sa narration autour d’une « étonnante » résurrection qui implique une concrétisation à venir d’une relation, non plus imaginaire, mais bien réelle cette fois. L’apparition de Laura ou plutôt sa réapparition s’apparente à un songe éveillé pour McPherson, au cours d’une scène où l’on ne distingue plus le vrai du faux.
Le détective initie un jeu de séduction naturel comme s’il avait commencé depuis plusieurs semaines. La notion du temps n’a plus cours et quelques minutes suffisent pour que Laura tombe sous son charme. McPherson ne peut plus refouler ses envies et savoure sa victoire quand Laura lui confirme sa rupture avec Shelby. Pas de cri de joie ni de grand geste, juste un sourire que l’on devine tandis que Preminger filme le couple de profil. Une leçon de précision et de sobriété.

Pygmalion toxique
Bien entendu, cette romance naissante fait le malheur des autres, ou plutôt d’un autre à savoir Lydecker, qui nourrit dans l’ombre des sentiments à l’égard de Laura et une obsession identique à celle de McPherson. Dans une certaine mesure, il se pose en double du policier, son statut de mécène épouse celui de protecteur. Néanmoins, il se réfugie dans sa carapace et l’aigreur de ses débuts se mute en jalousie maladive. D’ailleurs, l’évolution du personnage se prête à un constat féroce, celui d’un homme qui s’enferme dans une attitude rétrograde.

Il s’imagine en héros ou en chic type incompris, de sa première rencontre avec Laura dans le restaurant, durant laquelle il s’érige en victime à ces moments pendant lesquels il s’estime trahi. Bien avant Me Too, Otto Preminger analyse avec un certain recul et de la nuance, une relation toxique entre un patriarche quasi omnipotent et une femme en pleine ascension sociale. S’il lui reconnaît au départ des qualités propres en expliquant que son intelligence prévaut sur son aide, il finira par clamer qu’elle lui doit tout.
Lydecker apprécie le contrôle et le cinéaste le démontre avec finesse grâce à quelques subterfuges, à commencer par celui de la voix off en introduction, qui n’est autre que celle du chroniqueur. Il dicte alors sa version des faits et son point de vue, si bien que son intégrité ne peut être remise en question. Lydecker domine son environnement et les individus, ce qu’il ne manque pas de préciser. Ainsi, on est assez choqué quand il impose sa volonté au détective McPherson, pusiqu’il se joint à ses côtés au moment d’interroger les suspects. Le long-métrage parle déjà d’un être faussement serviable, dont l’emprise broie son entourage. Et Laura, proie ultime de ce prédateur, cristallise toutes ses frustrations.

Être une femme
Et c’est par le prisme de ce lien malsain que le réalisateur valorise son héroïne et raconte son émancipation, comme quoi ce sujet épineux ne date pas d’hier. Mieux encore, Otto Preminger joue sur les codes du film noir dans sa démarche, avec subtilité. Laura incarne la femme fatale qu’aucun des protagonistes n’aurait dû rencontrer, ou à l’inverse, chacun d’eux constitue une menace pour elle, capable d’entraîner sa chute. Néanmoins, Laura montre les crocs et impressionne par son aplomb, celui qu’elle emploie au restaurant pour aborder Lydecker la première fois.
Laura ne se soumet jamais au destin, elle le maîtrise et ne se contente pas d’un rang de faire-valoir. Elle n’hésite pas par exemple à ignorer Lydecker, quand celui-ci se présente triomphant à l’accueil de son agence de publicité. En outre, elle exerce du pouvoir comme le ferait un homme, lorsqu’elle décide d’engager son futur conjoint pendant une réception. Elle fascine aussi bien par son charme et son élégance que par son caractère et sa résilience. Un tour de force permis par son interprète, la sublime Gene Tierney. La comédienne brille ici de mille feux et se marie très bien avec son alter ego à l’écran.
Avec ce long-métrage, Otto Preminger et Gene Tierney entamèrent une collaboration fructueuse (ils travailleront par la suite ensemble sur Mark Dixon, détective et Tempête à Washington). Le cinéaste se distinguera avec plusieurs coups d’éclat tels qu’Autopsie d’un meurtre. Quant à l’actrice, elle devra surmonter de nombreux drames personnels et continuera d’éblouir Hollywood, avec notamment son rôle dans L’Aventure de Mme Muir de Joseph Mankiewicz.
Film américain d’Otto Preminger avec Gene Tierney, Dana Andrews, Clifton Webb. Durée 1h28. 1944
François Verstraete
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