Épouse dévouée aussi bien à son mari qu’à sa belle-famille, Kikuko n’en est pas moins malheureuse en ménage. Malgré le soutien indéfectible de son beau-père Shingo, elle ne trouve aucun réconfort auprès de son conjoint Shuichi. Tandis que son couple se délite lentement, elle prend une décision radicale qui influencera le destin de tout le foyer…

Si l’année 1953 vit Yasujiro Ozu accoucher de son plus grand chef-d’œuvre avec Voyage à Tokyo, 1954 elle, plaça le cinéma nippon sur le toit du monde. Tandis que La porte de l’enfer de Teinusuke Kinugasa remportait la Palme d’or cannoise et L’Intendant Sansho de Kenji Mizoguchi, le Lion d’argent à Venise, Akira Kurosawa triomphait avec Les Sept Samouraïs et Godzilla devenait très vite un phénomène populaire.

Cette même année, un autre maître japonais alors au sommet de sa gloire tira également son épingle de ce jeu de haute volée en adaptant le tout frais prix Nobel de littérature. Inconnu à l’époque en Europe, Mikio Naruse était considéré à raison comme l’un des quatre fantastiques locaux aux côtés d’Ozu, Mizoguchi et Kurosawa. Si son style proche de celui d’Ozu gêna sa promotion et son ascension au sein des studios, il lui permit en revanche de gagner rapidement ses lettres de noblesse auprès de la critique, au point de faire l’objet de moult études et rétrospectives en occident à partir des années quatre-vingt.

Mélo à la nippone

En transposant à l’écran le roman-feuilleton éponyme de Yasunari Kawabata, Naruse risqua non seulement sa crédibilité, mais entama également un contre la montre épique puisque le tournage commença à peine la saga achevée. En outre, au lieu de se livrer à un exercice paresseux d’adaptation, Naruse choisit de se concentrer sur les aspects générationnels du récit d’origine et porta toute son attention sur la lente décomposition du couple qui y est décrite.

Certes, on retrouve chez Naruse un peu de l’humanisme cher à Kurosawa, les mutations sociétales d’un Ozu ou encore les portraits de femme dans la tourmente d’un Mizoguchi. Pourtant, le cinéaste se distingue de ses illustres congénères en s’adonnant à l’art du mélodrame comme le faisait au même moment son homologue américain Douglas Sirk. En revanche, il est un adepte de la retenue, refuse les excès lacrymaux artificiels pour mieux se coller à l’esthétique locale, poésie immersive, plans statiques et contemplatifs, traitement narratif qui diverge des standards usés en occident.

Style commun et distinctif

Tout comme Ozu, Naruse s’amuse lui aussi à étirer la temporalité, suspendant son cours par des procédés formels invisibles. Ozu opérait par l’emploi de sons à priori anodins. Naruse lui substitue les repères temporels par la répétition du quotidien, d’événements similaires en apparence, mais se distinguant par des touches singulières, marquant une évolution ou plutôt dans ce cas, une régression.

De tâches ménagères en repas de famille, de retour au domicile en palabres au travail, de mensonges en sourires forcés, Naruse imprègne le territoire de sa narration par des effets miroirs situationnels de toute sorte, autant dans les actes que dans les sentiments éprouvés. Ici, Naruse se plaît à observer avec un regard naturaliste ces histoires de couple ordinaire dans cette station balnéaire, bercée par la quiétude des montagnes environnantes.

Kikuko et son beau-père commettent une variante du péché originel, jamais consommé dans cette relation platonique, mais entraînant malgré tout un cercle de souffrance et une lente désagrégation du foyer. Les époux se déchirent en silence, les enfants pointent les fautes de leurs géniteurs, les parents expient pour celles de leur engeance. Dans une atmosphère dictée par le code honorable d’une société peu encline au changement, Naruse souligne les schémas concomitants.

Shuichi témoigne de fait d’un dédain identique envers Kinuko que celui de son père vis-à vis de sa sœur Fusako, voire de sa femme. Ainsi l’un n’adresse même pas un regard à sa conjointe tandis que l’autre s’échine à lire, contrarié par les complaintes de sa compagne. Le cinéaste s’attarde sur le destin non pas de trois couples, mais plutôt sur trois mises en situation, quand l’amour s’étiole, peine à s’ancrer ou cesse définitivement. Viennent quelques instants fugaces pour se souvenir, pour se retirer, pour regretter. Moments évoqués avec justesse lors d’un final manifestant le lyrisme flamboyant, mais jamais outrancier de cette œuvre maîtrisée.

Délicatesse formelle

Cette maîtrise lyrique, Naruse en fait preuve tout du long grâce au jeu du mimétisme et du paradoxe, de la retenue et de l’explosion. Comment ne pas être sincèrement touchée par la détresse d’une Kikuko qui passe progressivement du sourire aux larmes, sans tomber dans l’abondance expressive à même de ruiner la spontanéité de l’émotion. La jeune femme opposée à une rivale qu’elle ne connaît pas, au nom si semblable au sien (différencié par une lettre) au destin souvent si similaire, cherchant l’émancipation.

Leur amant commun parle de lac ou de torrent pour qualifier l’une et l’autre, pour davantage justifier sa conduite méprisable, piques acides au domicile conjugal et colères rapportées chez celui de sa maîtresse. Là encore la duplication des modèles fait du Grondement de la montagne une gigantesque poupée gigogne dans laquelle les éléments jumeaux s’imbriquent pour mieux séparer les êtres par la suite. Pirouette salvatrice à une situation intenable, la présence d’un objet fétiche, un masque de jouvencelle, capable de ramener le premier maillon à la raison et d’enclencher l’engrenage du renouveau.

En filmant cet objet de curiosité avec fascination et mélancolie, Naruse se rapproche dès lors du style de son compatriote Ozu. Comparaison d’autant plus judicieuse quand l’égérie de Voyage à Tokyo, Setsuko Hara délivre ici, une performance toute en finesse dans le rôle de Kinuko, lumière vive contrastant avec la morosité ambiante, la noirceur environnante.

Véritable réussite dans ses choix d’adaptation, Le Grondement de la montagne interpelle non seulement par sa beauté plastique, diaphane presque éthérée, mais aussi par son parti pris, mélodrame venu d’ailleurs, prônant le renoncement de la passion au profit de la raison, dessinant avec justesse la profondeur des sentiments jamais assouvis ni totalement assumés, à travers le portrait de concubines tristes.

Film japonais de Mikio Naruse avec Setsuko Hara, Sô Yamamura, Ken Hueara. 1954. Durée 1h34

François Verstraete

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