Ancien samouraï, Yanagida s’est retiré à Edo avec sa fille, pour de mystérieuses raisons. Sans le sou, il subsiste désormais en qualité d’artisan et pratique le Go pour le plaisir. Sa vie est chamboulée lorsque son passé resurgit tandis que des accusations non fondées bafouent son honneur. Il va devoir agir pour laver son nom…
À l’instar du cowboy, des mousquetaires ou des chevaliers occidentaux, l’Extrême-Orient possède également ses figures aventureuses, qui ont nourri l’imaginaire de plusieurs générations. Et parmi elles, on retrouve bien entendu les sabreurs chinois et nippons. Ces derniers, samouraïs ou ronins, hantent l’inconscient collectif des cinéphiles en raison aussi bien du travail d’Akira Kurosawa, auteur des Sept Samouraïs et de Yojimbo, que des sagas Zatoïchi, Baby Cart ou de la référence Hara-Kiri. Or, on se demandait si l’industrie locale pouvait toujours proposer quelque chose de nouveau, après avoir esquissé autant de portraits de guerriers hauts en couleur.
Tout comme le wu-xia ou le western, le chanbara s’est essoufflé au fil des ans, faute d’inspiration et l’image du héros taciturne solitaire se transmet plutôt à travers le film d’époque. Et de temps à autre, certains se distinguent par l’ampleur de leurs moyens et surtout l’intelligence de leur approche. C’est le cas désormais du Joueur de Go, long-métrage signé Kazuya Shiraichi, un réalisateur connu dans nos contrées uniquement par le biais de sa série Netflix, The Queen of Vilains (une production noyée dans la masse sur la plateforme).
En se concentrant sur le sempiternel samouraï déchu, le cinéaste semble, a priori, ne pas se détacher des stéréotypes d’usage. Néanmoins, très vite, grâce à une exposition dantesque d’environ quarante minutes, il présente le samouraï sous un nouveau jour à travers des parties de Go, célèbre jeu japonais dont la profondeur n’a rien à envier aux échecs. Et Yanagida perpétue l’héritage des protagonistes joueurs qui ont marqué le septième art japonais (à commencer par Zatoïchi) tout en illuminant un authentique art ancestral par sa pratique.
Au nom du jeu
Il faut reconnaître que l’affection du Japon pour les activités ludiques ne date pas d’hier. Ainsi, le Go, rassemble des adeptes depuis les temps immémoriaux et il semble d’ailleurs curieux que le septième art ne se soit pas penché davantage sur eux. Kazuya Shiraichi comble cette lacune et dès la première scène aborde l’importance du jeu au cœur du quotidien ; tandis que tous s’affairent dans les rues d’Edo, deux hommes réfléchissent à leur prochain coup. Ce plan certes très court, annonce pourtant les intentions du réalisateur. Il va articuler habilement son dispositif autour du Go, l’érigeant en moteur même de l’action.
Durant chaque séquence de joute, chaque protagoniste mise tout ce qu’il possède, son honneur, sa réputation voire sa vie. Le champ de bataille se substitue à une table raffinée ou de fortune et les échanges de pions supplantent les attaques, lame à la main. Toute la subtilité formelle du long-métrage se dévoile pendant ces instants, parfois interminables. La moindre erreur s’avère fatale et l’adversaire ne le sait que trop. Les parties sont propices aux rencontres, aux retrouvailles ou à la vengeance. Elles permettent à certains de se repentir, de changer de comportement ou de s’enliser dans la fange.
Kasuya Shiraishi filme le tout avec la même sagesse dont fait preuve son personnage troublant, le même calme. La poésie se confond avec le son des pièces posées sur le plateau, délicatement ou brutalement. Et, en s’appuyant sur une photographie léchée, le cinéaste renforce le sentiment d’abstraction, de suspension temporelle et la mélancolie de l’ensemble, qui se transforme de fait, en tableau à l’esthétique soignée, au service d’une analyse profonde du Japon d’hier et d’aujourd’hui.
Valeurs et vertu
La société nippone est en effet régie par un code de l’honneur très strict qui prévaut en partie sur les sentiments ou toute autre morale. Vertu cardinale, il dicte la conduite de Yaganida, ses moindres faits et gestes ainsi que ses décisions, y compris les plus radicales. Par conséquent, il attise aussi bien la haine que l’admiration et suscite des revirements d’attitude inattendus, comme celui de Genbei. Pourtant, cela lui vaut bien des inimitiés et Shibata lui démontre que l’intégrité entraine souvent l’opprobre et le malheur. Aucun poisson ne vit dans l’eau claire…
La manière dont Kazuya Shiraishi tisse les relations de ses protagonistes et brosse les portraits de cette galerie d’individus, force le respect, malgré une propension à la caricature verbale. Voilà pourquoi ce petit monde ne s’exprime jamais de façon aussi convaincante que par les regards discrets ou par des silences. Un résultat obtenu grâce à l’écriture ciselée de chaque personnage et à la performance juste de la plupart des interprètes. Ainsi outre la prestation brillante de Tsuyoshi Kusanagi dans le rôle de Yaganida, on relèvera celle tout autant impressionnante de Kaya Kiyohara dans celui d’Okinu.
Femme enfant au caractère bien trempé, elle s’efface dans cet univers d’hommes et s’impose en icône tragique du long-métrage, sacrifiée sur l’autel de l’ambition ou de la raison. Le sort qui lui est destiné rappelle celui de la sœur du réalisateur Kenji Mizoguchi (vendue par son père à une maison close) et interpelle sur la condition de toutes celles sous l’emprise du potentat local, patriarcal ou matriarcal. Cette thématique déclinée sur l’enjeu central aurait d’ailleurs mérité un développement plus conséquent. Et ce regret soulève un problème narratif évident.
Narration débridée
Telle une série télévisée, Le Joueur de Go démultiplie les intrigues au point de perdre le public au bout d’une heure. Décomposé à l’origine en trois actes, le récit se disperse en raison de la profusion de détails abordés par le cinéaste. Il s’égare surtout après une révélation censée être choc puis accélère le dénouement, faute de temps. On ne saisit plus alors la teneur des événements et la confusion supplante la facette émotionnelle sous-jacente. La tragédie vécue par Okinu se vide de sa substance tant la résolution finale vite expédiée atténue la violence de la situation.
On ignore où Kazuya Shiraishi souhaite en venir jusqu’à l’ultime pirouette pleine de sens. Au-delà d’une fable humaniste qui n’aurait point déplu à Akira Kurosawa, le metteur en scène a amorcé peut-être le début d’une lignée de films, avec un procédé assez grossier qui contraste avec l’esthétique très fine du long-métrage. Ce constat nous place devant une évidence, le réalisateur est un peintre habile, mais un conteur limité.
Quoi qu’il en soit, ce défaut, handicapant au demeurant, ne doit en aucun cas occulter les efforts consentis et la maîtrise visuelle, gracile, mise à la disposition d’un message salvateur et empli d’espoir. Une démarche trop peu courante en cette période pour être louée et signalée.
Film japonais de Kazuya Shiraishi avec Tsuyoshi Kusanagi, Kaya Kiyohara,Jun Kunimura. Durée 2h9. Sortie le 26 mars 2025.
François Verstraete
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