Une mère célibataire revient résider à Taipei avec ses deux filles, après une longue absence. Elle ouvre un minuscule point de restauration, au cœur d’un des marchés nocturnes les plus importants de la ville. Débute alors un quotidien difficile et un changement de vie auquel va devoir s’adapter cette famille unique.
Une fillette mange et dessine avec sa main gauche. Un détail a priori anecdotique pourtant à l’origine d’un enchaînement d’événements incongrus, burlesques, amoraux qui égratignera l’innocence d’une enfant stigmatisée par des paroles blessantes et des préjugés séculaires. Pour un aïeul formaté par une tradition idiote, le diable guide I-Jing ; un jugement obscurantiste dont le poids est renforcé par le celui du statut inhérent au patriarche. Et dans une mégalopole sujette à un développement qui s’est accéléré depuis trente ans, certaines choses persistent parfois pour le meilleur, souvent pour le pire. Bienvenue à Taipei !

Il y a un an et demi, Sean Baker triomphait au Festival de Cannes puis aux Oscars avec Anora, son long-métrage déjanté qui soulignait néanmoins une situation peu reluisante pour les travailleuses du sexe. Ces récompenses remportées consacraient le parcours de ce cinéaste, dont la carrière est indissociable de Shih-Ching Tsou, productrice et coréalisatrice de plusieurs de ses films, tels que Take Out ou Tangerine. Aujourd’hui, cette dernière prend son envol en solo et elle nous emmène pour l’occasion dans son pays natal, Taiwan, objet de convoitise pour plusieurs puissances internationales, à commencer par la Chine.
Cependant, elle s’écarte de toute ambition géopolitique pour se concentrer davantage sur un aspect sociétal et évoquer la condition de la femme dans une gigantesque enclave où pauvreté et modernité libérale s’entrelacent au quotidien. Pour ce faire, elle portraiture trois figures typiques Shu-Fen, une mère séparée, I-Ann jeune adulte qui n’a pas pu intégrer l’université et I-Jing qui incarne en quelque sorte l’avenir. Trois visages que la cinéaste va modeler à son gré, aidé par le script ciselé de Sean Baker en personne.

Taipei Story
Chefs de file de la Nouvelle Vague taiwanaise, Hou Hsiao-hsien, Tsai Ming-liang et Edward Yang avaient décrit l’évolution de leur contrée et de sa capitale, au gré des bouleversements politiques, économiques, technologiques et sociales. D’une certaine manière, Yi Yi d’Edward Yang concluait ce tableau pas forcément idyllique, parfois froid et amer, mais toujours imprégné de l’amour authentique pour Taipei et ses habitants. Shih-Ching Tsou et Sean Baker songeaient-ils au sommet de leur aîné au moment d’accoucher de Left-Handed Girl ?
Impossible à affirmer, bien qu’il existe une filiation naturelle, au moins sur le fond entre Yi Yi et leur long-métrage. L’immersion dans Taipei, sous le regard avisé de la cinéaste, est d’ailleurs l’une des grandes prouesses du film. L’esthétique pop et colorée contraste avec le caractère oppressant d’une fourmilière au sein de laquelle, la ressource la plus précieuse s’avère l’espace. Le jour et la nuit se confondent si bien que la cité ne dort jamais. Ici, chacun et chacune se meuvent dans un environnement exigu, appartement ou stand de fortune, tandis que davantage de marge de manœuvre constitue un signe ostentatoire de richesse.

La population grouille et survit, bien qu’elle se soit affranchie de la misère du Tiers-Monde. Les inégalités perdurent et les activités parallèles, illicites, sont toujours monnaie courante. Toutefois, la réalisatrice ne délivre pas un constat purement manichéiste, elle observe, regrette et partage les joies et les peines endurées par ses protagonistes. La pesanteur des événements se conjugue avec les obligations et les tribulations d’une fillette, décidément pas comme les autres.
Être une femme à Taiwan
En effet, I-Jing emprunte une trajectoire qui paraît déroutante à nos yeux, sous forme d’aventure dans l’aventure. Confrontée trop vite, trop tôt aux vices et aux préoccupations des adultes, elle s’inquiète du sort de ses proches plutôt que de sa scolarité, quitte à fauter. Shih-Ching Tsou excelle quand elle présente les menus forfaits d’une ingénue, trompée par ceux en charge de son éducation. Son entourage l’estime inapte à comprendre (en lui refusant de lui avouer qui gît sur le lit d’hôpital) alors qu’elle embrasse, à bras le corps, des responsabilités improbables. L’effroi se substitue au sourire, durant quelques secondes surplombées par un acte innommable imminent.

Et la réalisatrice démontre sa capacité à alterner gravité et légèreté de ton. Cette approche, presque naïve, lui permet de consolider son étude de caractères et de ne pas se contenter d’une simple histoire filiale ou sororale. Chacun de ses personnages symbolise quelque part une étape de la vie, excepté qu’ici, certaines n’ont pas eu la chance de totalement profiter de leur jeunesse ou de leur existence conjugale, en raison des aléas et des épreuves. Et à chaque fois la présence ou non de l’Homme est à l’origine des maux.
Néanmoins, Shih-Ching Tsou réfute encore une fois tout manichéisme et explication interminable, afin de justifier ou pas l’indéfendable. Elle ne s’engage pas non plus dans une lutte acharnée contre le patriarcat. Certes elle pointe du doigt les failles et des privilèges réservés au sexe masculin, hérités des codes propres à la Chine (l’attitude de la grand-mère vis-à-vis de son fils est éloquente sur ce point)… mais elle croit toujours en une possible réconciliation. Le pilier idéal n’est jamais celui rêvé, mais ne rompt pas dans les tempêtes, y compris pendant une soirée d’anniversaire qui vire à la farce noire.

Secrets et mensonges
Ces festivités, toutes cérémonielles, occurrent leur lot de révélations en tout genre, de conflits explosifs et de moments gênants. Or, c’est bien lorsque la cinéaste évente les secrets d’une famille divisée que le long-métrage perd de son intensité, de sa poésie et de son impact. Les limites de sa démonstration affleurent et c’est bel et bien le seul point noir d’un ensemble pour le reste, vraiment maîtrisé. On n’est pas vraiment surpris par la vérité et déçu en quelque sorte, par le processus qui nous conduit à elle, tant, Shih-Ching Tsou s’est distinguée par son habileté jusque-là.
La cascade de quiproquos et de croyances farfelues qui ont sauvé la matriarche serait presque plus crédible. Fort heureusement, les ultimes instants balaient d’un revers de la caméra, ces écueils évitables. I-Jing s’adresse à sa mère incitant l’intéressée à se retourner, parachevant ainsi un rite initiatique pénible pour une femme enfant. Une dernière scène en forme d’accomplissement, aussi bien pour I-Ann que la réalisatrice.
Et bien que Left-Handed Girl souffre parfois d’un déséquilibre lyrique, le long-métrage s’impose en parfait exemple de ce que le cinéma devrait nous offrir plus souvent, quand auteurs, scénaristes et interprètes se débarrassent d’un carcan illusoire perfectionniste pour un abri salutaire ornementé du plus simple des décors.
Film taiwanais de Shih-Ching Tsou avec Janel Tsai, Ma Shih-yuan, Nina Yeh. Durée 1h48. Sortie le 17 septembre 2025
François Verstraete
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