Fraîchement diplômé, Ramson Stoddard, brillant avocat idéaliste, entreprend lui aussi la conquête de l’Ouest américain. À son arrivée, il est sauvagement agressé par un mercenaire local, le redouté Liberty Valance. Recueilli par des restaurateurs de la ville de Shinbone et épaulé par Tom Doniphon, éleveur taciturne, mais également tireur réputé, Stoddard va entamer une croisade contre Valance et ceux qui oppressent la région.

Début des années soixante. John Ford affaibli par la maladie, mais aussi par les ravages de l’alcool ne possède plus l’énergie fabuleuse qui lui permettait auparavant de tourner trois à quatre films la même année. Pourtant, il illustre encore plus que quiconque un western alors en pleine mutation après les premières piques d’Anthony Mann et d’Elmer Daves et avant l’avènement d’Arthur Penn, Sam Peckinpah et bien sûr de Sergio Leone.

Quelques années en arrière, il accoucha de La Prisonnière du désert, écrin inégalé et certainement inégalable dans son domaine, symbole de la quintessence d’un genre. Mais l’époque change, les désirs du public évoluent. Ford doit suivre le mouvement, néanmoins il n’en a peut-être plus la force. Mais avant de tirer sa révérence un peu plus tard, il va livrer une dernière grande bataille, un véritable baroud d’honneur avec L’Homme qui tua Liberty Valance.

Un dernier tour avant la révérence

L’Homme qui tua Liberty Valance annonce la métamorphose à venir, celle qui marquera l’après-John Ford, la fin de ce que lui et ses autres comparses Anthony Mann ou Howard Hawks en tête, représentent à la fois sur la forme et sur le fond. Mais au lieu de balayer son legs d’un revers de la main et de prendre ses thématiques à rebrousse-poil comme le feront Leone ou Peckinpah, Ford va s’ingénier à critiquer ce qu’il a bâti de l’intérieur avec cette élégance jamais ostentatoire, avec cette maîtrise de la litote si chère au classicisme d’antan, quand le détail le plus insignifiant ou au contraire le plus évident exprime bien plus que n’importe quel plan trop appuyé (procédé bien trop usité aujourd’hui). Avec L’Homme qui tua Liberty Valance, Ford ambitionne de façonner une légende tout en remettant en question ses fondements.

Pour parvenir à ses fins sans trahir son esthétique, Ford va faire de son ultime chef-d’œuvre un monument de contraste en commençant par se délester de l’image des grands espaces qui ont fait sa gloire. Dès les premières minutes, on voit un couple vieillissant arriver dans une ville rutilante par le chemin de fer, et Ford ne s’attarde point sur les vastes plaines, comme pour annoncer les propos à venir. Le monde a changé, l’Ouest est devenu civilisé, le train a permis de développer ce qui n’était que désert et cités minuscules tenues à l’écart, un authentique état unifié.

En terre hostile

Quand Stoddard conte son histoire aux journalistes locaux, ils sont loin de se douter qu’il a vécu une époque tout autre, c’était il y a des décennies, voire un siècle d’une certaine façon. La vision de la diligence délabrée qui le conduit en ces lieux dans sa jeunesse opère comme une Madeleine de Proust. Le contraste peut alors s’effectuer. Les grands espaces chers au cinéaste laissent très vite place à un western de chambre où les enjeux vont se dérouler dans la petite salle d’un restaurant, d’un organe de presse étroit ou encore dans un saloon où les débats démocratiques vont commencer.

Pourtant nul n’est à l’abri ni dans les environnements que Stoddard traversa pour arriver à destination ni dans les rues de cette ville, lieux tous rendus sauvages et périlleux par le mal incarné par Liberty Valance. Lorsque ce dernier se déchaîne avec une cruauté que ne renierait point Anthony Mann, la caméra détourne son regard à l’instar des habitants et du décor impuissants, écœurée par la violence des coups infligés d’abord à Stoddard puis à Peabody, chantres respectifs de la justice et de l’information. Stoddard lui n’arrive point à comprendre cette ambiance crépusculaire, dominée par la raison du plus fort, lui l’érudit, le sage, l’homme de loi.

Vers la modernité

Ses livres en guise d’armes et son costume rutilant vont à l’encontre des revolvers de Doniphon et de Valance, et de leur accoutrement local austère, corrélant avec la région. Doniphon et Valance sont d’une trempe identique, de la même race, héritiers d’une génération que Stoddard a bien du mal à appréhender. Lui symbolise l’avenir, l’éducation, mais aussi l’ouverture à l’Union qu’il s’efforcera de représenter. Stoddard personnifie finalement une sorte d’apocalypse au sens littéral pour permettre à un microcosme de grandir, de naître et de renaître. Par conséquent, Doniphon se doit donc de céder tout ce qu’il a de plus cher, sa posture chevaleresque d’un autre âge, ainsi que la femme dont il est épris.

Ici, le triangle amoureux devient cercle vertueux pour mieux défier les apparences et faire triompher une nouvelle forme de raison. Pourtant, Hallie par quelques regards contemplatifs montrera qu’elle a aimé Tom tout autant si ce n’est plus que Ramson lors de funérailles sobres et intenses. Mais le contraste le plus fascinant vient de la légende elle-même, imposture nécessaire pour se tourner vers l’avenir, mais aussi première marche vers la démystification d’un genre qui s’ensuivra.

John Ford n’a jamais douté de la valeur épique délivrée par les mythes de l’Ouest, par ses cow-boys solitaires si bien interprétés par John Wayne dans sa filmographie. Pourtant en concluant par la célèbre réplique « Quand la légende est plus belle que la réalité, imprimez la légende », il remet une première fois en place les idées préconçues acceptées en vérités absolues (concept achevé brillamment par Clint Eastwood dans Impitoyable), mais idéalise également un faux héros malgré lui, obligé de vivre avec si ce n’est un mensonge du moins une inexactitude factuelle pour le bien commun.

L’Homme qui tua Liberty Valance n’incarne pas seulement l’expression d’un processus par son auteur, le long-métrage ne transforme pas uniquement ses protagonistes en légende, mais aussi son metteur en scène en mythe immortel. John Ford renvoie ses deux amis si opposés et devenus si semblables pour l’amour d’une femme, à l’éternité, l’un par des fleurs de cactus déposés sur son cercueil, l’autre par les mots d’un responsable de train qui corroborent une histoire voulue flamboyante et surtout inspirante pour ceux qui l’écoutent. Mais au fond n’est-ce pas là le but de cette extraordinaire entreprise ?

Film américain de John Ford avec John Wayne, James Stewart, Lee Marvin. Durée 2h03. 3 août 1962

François Verstraete

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