Dans une Amérique moderne imaginaire, le maire de la ville Cicero s’oppose au projet dément de l’architecte César. Lorsque la fille de Cicero, Julia, s’éprend de César, la situation se tend davantage. Elle ignore qu’elle détient le destin de la cité entre ses mains.
Adepte de la démesure, Francis Ford Coppola n’a jamais dissimulé son caractère mégalomaniaque, sa volonté de repousser toujours plus loin les limites de son art et sa soif inextinguible de contrôle. Ces caractéristiques ont suscité aussi bien de l’admiration que certaines rancœurs au sein de l’industrie, d’autant plus que pour assouvir ses ambitions, il n’a point hésité à prendre des risques inconsidérés. On se souvient donc des tournages dantesques de Dracula et bien entendu d’Apocalypse Now, avec lequel il remporta la Palme d’Or au Festival de Cannes en 1979.
Et il n’est par conséquent point étonnant qu’au moment de tirer sous peu sa révérence, il nourrisse toujours le fol espoir d’accoucher d’un ultime chef-d’œuvre, quitte à se ruiner personnellement. Ainsi, son dernier projet, Megalopolis, reçu fraîchement à Cannes cette année, a été produit en hypothéquant ses propres biens. La gestation du long-métrage, une fois encore chaotique a engendré nombre de polémiques et la promotion controversée, émaillée de scandales Me Too, ne l’aide en rien. Néanmoins, le cinéaste fait front et se tient debout face à la tempête médiatique.

Et son bébé, tiraillé entre grandeur et décadence, revêt tous les aspects de l’objet filmique non identifié ! Quoi qu’il en soit, il a le mérite de rappeler certaines connexions intimes du septième art, et les liens ténus qu’il entretient avec la ville ; pêle-mêle, on citera Metropolis de Fritz Lang, Citizen Kane d’Orson Welles, Blade Runner de Ridley Scott, Dark City d’Alex Proyas, Les Lumières de la ville de Charlie Chaplin, Ghost in the Shell de Mamoru Oshii ou encore Spider-Man 2 de Sam Raimi. En rejoignant les rangs de ses prestigieux prédécesseurs, Coppola dresse une analogie politique grinçante et un tableau alarmant de l’Amérique contemporaine.
Denys Arcand employait un titre prophétique en 1986 pour son long-métrage, Le Déclin de l’empire américain tandis que l’historien Jean-Baptiste Duroselle expliquait les rouages de la chute des civilisations dans Tout empire périra. Coppola a-t-il pensé à tout cela en concevant Megalopolis, nul ne le sait. Cependant, force est de constater, qu’à travers sa fable allégorique, reposant sur l’amalgame entre les États-Unis et la Rome Antique, il tire à boulets rouges sur la société actuelle, tantôt avec la manière, tantôt maladroitement. Un sommet aux versants hantés aussi bien par le spectre d’une épouse disparue que par ceux de figures illustres du passé.

De Fritz Lang…
Œuvre bicéphale, Megalopolis affiche deux visages diamétralement opposés au moment de revendiquer ses influences et d’organiser à la fois sa structure générale et sa narration. Ainsi, on décèle nettement l’ombre de Fritz Lang et de Metropolis, dans la construction globale et dans les ressorts mêmes du scénario, ce jusqu’à la conclusion. Coppola extrait de la composition du maître, son essence humaniste, son désir de pointer du doigt tous les dysfonctionnements de son environnement et de son époque, en s’affranchissant de tout discours réactionnaire que certains lui prêteraient bien volontiers.
Par ailleurs, la mutation de New-York en Megalopolis, par le biais des artifices de l’architecture antique, renvoie toujours à la formule employée par Lang autrefois (qui mélangeait éléments mythologiques et bibliques dans l’optique d’empêcher l’effondrement de l’Allemagne, sous le joug alors des nazis). Megalopolis abrite en son sein tous les maux de notre siècle et met en exergue par ses lieux familiers, le fossé social, culturel et moral qui sépare les individus, le tout sous les strasses des paillettes ou des lumières rutilantes qui ne s’éteignent jamais.
La romance entre Julia et César rappelle évidemment celle unissant le couple de Metropolis, un amour impossible, placé sous le signe d’une tyrannie prête à tout dévaster. Et l’hommage à Lang culmine durant l’opération de César, ressuscité grâce à au Megalon, métal doré qui va désormais le recouvrir pour le sauver. Quelques secondes d’éternité au moment de la fusion, lors d’une expérience interdite, digne de la création de l’androïde chez Lang. Quelques secondes d’une maîtrise absolue…

À Federico Fellini
Voilà pourquoi le contraste est saisissant, lorsque Megalopolis présente son côté face et que Coppola semble se perdre dans un labyrinthe délirant, incapable de tenir les rênes de son dispositif, trop souvent en roue libre. Une autre présence habite dès lors le long-métrage, celle de Federico Fellini et son fameux Satyricon, adaptation sulfureuse d’un ouvrage de Petrone, qui stigmatisait ouvertement le pouvoir en place. S’il est entré dans la postérité littéraire, sa transposition sur grand écran n’a point convaincu, tant la métaphore politique lourde et la narration anarchique déstabilisent et desservent le propos.
Or, Megalopolis est perclus de défauts identiques, tant les tribulations des personnages se calquent sur un rythme non plus trépidant, mais totalement chaotique. Cet écueil nuit à la l’immersion et on est soulagé lors des répits imposés par des conversations aussi bien travaillées que pédantes dans leur démonstration. Coppola cherche le mot juste, habile, mais se perd en conjectures dès qu’il veut prouver la force de sa plume.
Pourtant, personne ne conteste son statut d’auteur incontournable, mais il souhaite toujours montrer sa valeur, quitte à lasser. De fait, il noie le spectateur sous un maelström d’images certes sublimes, mais dont le montage frénétique agace davantage qu’il séduit. Tout comme ses métaphores multiples censées appuyer son pamphlet, qui versent dans la vulgarité et la facilité, un comble pour celui qui sait si bien alterner finesse et percussion habituellement.

Ô temps suspends ton vol !
Fort heureusement, Megalopolis s’affranchit de ce fatras mal agencé quand Coppola décide de discourir sur le temps et qu’un parfum poétique se dégage dès lors. Le récital s’opère à travers des plans vertigineux. César trône sur la ville, use et abuse de son pouvoir afin de faire et défaire, mais ne pouvant jamais remonter jusqu’à l’instant fatidique où il a tout perdu. Pour l’artiste et pour tout réalisateur, manier le temps s’avère aussi prépondérant que le regard. Néanmoins Coppola ne l’étire pas tel Ozu, Tarkovski ou Kubrick.
Il préfère plutôt chevaucher son flot, au fil de ses inspirations, au bras de sa muse et compagne, qui lui susurre à l’oreille, les paroles nécessaires à son épanouissement. Si on ne peut lutter contre le cours des choses ni sauver l’être aimé, il est possible toutefois d’offrir un avenir enchanté à ceux qui nous entourent encore. Il faut donc prendre le temps, le modeler à sa guise et se laisser bercer sur son long fleuve tranquille.
Coppola n’oublie pas que ses jours sont comptés, que s’il doit disparaître, autant partir en beauté, tel Crassius se repentant avec une dernière boutade, à même de réparer ses torts et de changer le monde. Quant à César, il comprend que l’éternité doit être partagée s’il veut surmonter ses affres et le vide qui s’ouvre devant lui, les incertitudes et les espérances qui vont de pair avec ce sentiment de solitude.

Alea jacta est
Les dés sont alors jetés et Coppola se lance à corps perdu dans une entreprise autant désespérée que celle de César. En essayant d’insuffler un semblant d’harmonie à son long-métrage, il souffle sur les braises d’un incendie tandis que l’on déplore que la situation lui échappe complètement. Pourtant son désir de bien faire demeure et c’est en se penchant sur les motivations réelles de l’auteur que l’on décèle un soupçon de sincérité derrière une analyse parfois brillante, souvent superficielle.
En effet, les obsessions du cinéaste jaillissent derrière le déluge visuel pétaradant et on se réconforte auprès de la chaleur du cocon familial. En dépit des bourrasques, le foyer ne se désagrège jamais totalement et on se plait à le reconstruire à l’instar de Megalopolis, prête à renaître de ses cendres. Les fantômes ne cesseront jamais de pourchasser les personnages esquissés par Coppola, une tendance qui s’est amplifiée après le décès de son fils à la fin des années quatre-vingt.

S’évader par le songe constitue l’unique échappatoire pour ses anti-héros obstinés, persuadés qu’ils sont mus par la puissance d’un destin singulier, à l’instar de leur créateur. Le parcours est semé d’embûches et ne débouche pas toujours sur ce que l’on avait imaginé, mais une once d’humanisme subsiste chez Coppola, propre à alimenter quelques espérances.
Il devient par conséquent délicat de s’extasier devant ce monstre façonné par un égo inapte à cadrer ses intentions, accouchant de fait d’un puzzle fascinant, mais désordonné. On se remémore à regret l’épouvantable L’Homme sans âge du même metteur en scène ou de son Dracula courageux, mais malade. Et malgré tous ses défauts, on se surprend à l’aimer, pour tout ce qu’il n’est pas, tout qu’il aurait pu être et ce qu’il est véritablement, un essai grandiloquent traversé par d’authentiques éclairs de génie.
Film américain de Francis Ford Coppola avec Adam Driver, Giancarlo Esposito, Nathalie Emmanuel, Aubrey Plaza, Jon Voigt. Durée 2h18. Sortie le 25 septembre 2024
François Verstraete
L’avis de Sylvain Bonnet :
Je l’ai vu. Des boursouflures. Et des éclairs de génie. Des intrigues qui surgissent et qui sont résolues en deux minutes, des ellipses qui nuisent à la compréhension de l’ensemble. Mais aussi de bons acteurs. Un Adam Driver magnétique tout comme Nathalie Emmanuel. Une ode à la création et à l’utopie.
L’avis de Mathis Bailleul :
Ridiculement kitsch, visuels inspirés et imaginaire débordant sont pourtant le meilleur de Megalopolis. Du reste, c’est un ego trip bourgeois, naïf et maladroit qui remanie Roméo et Juliette. Donc émerveillez-vous, ouvrez les yeux, mais préservez-vous, bouchez-vous les oreilles.
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