À l’occasion de la fermeture des célèbres studios Ginei, la télévision dépêche deux journalistes afin de rencontrer leur égérie, Chiyoko Fujiwara. Lors de cet entretien singulier, la vieille dame va se prêter au jeu des souvenirs, la mémoire ravivée via une clé mystérieuse apportée par l’un des deux hommes.
Souvent associé à tort ou à raison au cinéma de David Lynch, Satoshi Kon s’est très vite affranchi de l’influence du metteur en scène américain dès son deuxième long-métrage, le fameux Millennium Actress. En effet, s’il continua d’afficher un authentique amour pour les réalités multiples, il s’engagea sur la voie d’un classicisme éclatant, bien avant les tentatives ostentatoires à venir, à commencer par The Artist ou Hugo Cabret. Ainsi si son entreprise ne s’économise pas en citations et clins d’œil forcés, il réussit cependant à témoigner de la même maturité que celle de ses aînés, Ozu ou Mizoguchi en tête.
Patience récompensée
Très vite auréolé par des critiques élogieuses, le film est pourtant resté longtemps invisible en occident sur grand écran (il aura fallu attendre la fin 2019 pour le découvrir en salles dans l’hexagone). Étrange attitude donc des distributeurs de ne pas lui avoir donné une chance tandis que la proposition de Satoshi Kon raflait nombre de récompenses lors de festivals de toute sorte. Malgré tout, justifier le choix d’opter uniquement pour une sortie DVD à l’époque s’avérait judicieux, tant Millennium Actress relève de l’ovni, trop référencé, trop abscons, pur plaisir de cinéphile, exigeant dans sa forme comme sur le fond.

La crainte d’un accueil mitigé d’un large public planait, public plus habitué à la poésie épique d’un Myasaki (pour preuve, il ne faut pas oublier qu’en dépit de retours presse très favorables, Jin Roh et Perfect Blue de Satoshi Kon justement cumulaient moins d’entrées que Princesse Mononoké deux ans auparavant). Qu’importe cette décision motivée par des enjeux économiques défendables, il est vrai, puisque vingt ans plus tard, on retient tout autant le style mélodramatique de Satoshi Kon, né de ces réalités connexes, que celui plus impressionnant de Myasaki.
S’attarder donc sur Millennium Actress, c’est se focaliser sur une construction alambiquée qui laisse le spectateur pantois si bien que l’on éprouve rapidement le besoin de voir et de revoir Millennium Actress pour comprendre… alors que l’essentiel se trouve là sous nos yeux, dès la première vision, les premières images, derrière les rires et surtout les larmes.
Dispositif habile
Façonné comme une poupée gigogne, Millennium Actress fascine autant par l’échafaudage habile de sa narration que par son montage sophistiqué, marque de fabrique de son auteur, dont la forme épouse celui d’Abattoir 5. Grand amoureux du long-métrage de George Roy Hill, Satoshi Kon reprend ici à son compte les qualités du cut de son modèle, faisant voyager sa protagoniste à travers les âges, mais aussi parmi les différents degrés de réalité. Entre souvenirs, illusions ou encore morceaux filmiques, Chiyoko déambule et part à la poursuite de cet homme, ombre fugace qui ne cesse de lui échapper.
De ce patchwork protéiforme germent les niveaux pluriels de mise en scène structurés par le cinéaste. Millennium Actress surprend également par la démultiplication des points de vue, changeant au gré des moments la focalisation, en plongeant d’abord artificiellement puis naturellement les deux journalistes au cœur de la mémoire de l’actrice. L’exercice de style prend ainsi toute sa signification, le spectateur se perd dans les méandres du récit pour mieux appréhender le sens et la quête de sens désiré par Satoshi Kon.

La poupée gigogne continue de se dévoiler : Millennium Actress parcourt l’Histoire du Japon via l’Histoire de son cinéma vécu par les rôles incarnés au fil du temps par Chiyoko. Des samouraïs de Kurosawa au spectre des Contes de la lune vague après la pluie, Chiyoko part à leur rencontre et traverse les grandes heures des studios japonais, marquées par l’apport des idoles du metteur en scène, ceux qui ont imprégné sa jeunesse par leurs œuvres.
Lost in translation
Chiyoko ira alors jusqu’à endosser les traits d’Oharu, figure mythique de la filmographie de Mizoguchi. Cette déclaration d’amour flamboyante au cinéma de son pays épouse les leçons de l’histoire, qu’elles soient fantasmées par le rendu des écrans ou bien vécues, tragédies incluses, l’horreur implicite jette dès lors son dévolu sur le destin de l’héroïne. Ce destin devient la principale préoccupation du metteur en scène, dernière poupée qui se révèle. Satoshi Kon esquisse un portrait digne de ceux imaginés par Mizoguchi ou Naruse avant lui.
Chiyoko avance à travers le temps d’adolescente ingénue à celle de femme inaccessible, puis se retire dans son foyer, rongée par les regrets. Dans sa recherche, Chiyoko se lance à corps perdu dans une traque à coup de fondu enchaîné impressionnant. Plus la destination semble se rapprocher, plus l’homme de ses rêves s’éloigne tandis que le cinéaste prend à rebours la direction indiquée. C’est en allant à contre-courant, en rebroussant chemin dans le passé que la vérité adviendra.
À l’image de Chiyoko, Satoshi Kon se plait à poursuivre le passé pour vivre le présent plus intensément, pour mieux appréhender cet art dessiné par ses ainés et qui a rarement été aussi bien honoré. Et à travers les derniers mots de cette femme enfant, le chef-d’œuvre de Satoshi Kon ravive le souffle des maîtres d’antan tandis que l’esprit de Mikio Naruse affleure.
Film d’animation japonais de Satoshi Kon avec les voix de Mioyoko Shoji, Mami Koyama, Fumiko Orikasa. Durée 1h28. 2001
François Verstraete
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