Allemagne, 1838. Thomas et Ellen formeraient le couple parfait si la jeune femme n’était pas en proie à des crises névrotiques aigües, du moins, selon les médecins. Lorsque Thomas se rend au fin fond des Carpates pour signer un contrat juteux, Ellen sombre peu à peu, psychologiquement et physiquement. Tous deux l’ignorent, mais ils sont sous l’emprise malgré eux d’une créature funeste, bien décidée à s’emparer d’Ellen et à éliminer toute vie sur terre.

Aujourd’hui oublié par un large public, Friedrich Murnau a pourtant marqué de son empreinte l’Histoire du septième art, en s’érigeant parmi ses plus illustres pionniers, puisqu’il appartient au cercle très fermé des cinéastes qui en a posé les fondations, de Griffith à Eisenstein, De Chaplin à Méliès, de Ford à Lang. Son joyau, L’Aurore constitue un sommet incontournable tandis que son adaptation officieuse (qui lui valut les foudres des ayants droit) du Dracula de Bram Stocker, à savoir Nosferatu, est considéré comme l’un des monuments du courant expressionniste allemand.

Un jour, mon vampire viendra

Un demi-siècle plus tard, Werner Herzorg s’essaya à un périlleux exercice en offrant une nouvelle version de Nosferatu avec Klaus Kinski, non dépourvue de défauts, en dépit des qualités indéniables du réalisateur. Il faut surtout reconnaître que passer derrière un monstre sacré de l’envergure de Murnau s’avère mission impossible et la démarche se transforme indubitablement en crime de lèse-majesté. Voilà pourquoi, l’annonce du projet de Robert Eggers de s’attaquer encore une fois au mythe suscitait de folles espérances pour les uns et des craintes justifiées, à tort ou à raison pour les autres. Dans une ère abreuvée aussi bien par les blockbusters insipides que les travaux d’auteurs sans queue ni tête, la méfiance prévaut, surtout quand il s’agit de ressusciter un classique.

On redoute ainsi le futur La Nuit du chasseur estampillé Scott Derrickson, censé sortir en 2026. Et disons le d’emblée, comment est-il possible de se comparer, voire d’égaler des figures illustres telles que Murnau ou Laughton ? Certes, beaucoup vouent une admiration sans bornes à Robert Eggers, qui incarne avec Jordan Peele et Ari Aster, le courant horrifique à la mode, soi-disant esthétisant et ambitieux. On assimile le savoir-faire du trio à ceux de Friedkin, Carpenter ou Kubrick, pour des raisons inconnues, tant leurs tentatives relèvent plus de la présomption que de la création revigorante. Ce triste constat s’applique ici à ce Nosferatu, dont la lecture moderne de Robert Eggers, manque profondément de mordant.

Vampire, vous avez dit vampire ?

Lecture moderne ?

Les premières minutes en attestent, Robert Eggers désire offrir une vision contemporaine du long-métrage de Murnau, alternative aux thématiques très différentes, plus actuelles, avec des connotations ancrées dans des problématiques sociétales, à commencer par la mouvance Me too, la place et l’émancipation de la femme, malgré l’omniprésence patriarcale qui lui nuit au quotidien. Si Ellen a bel et bien entretenu une liaison avec le diable, elle ne peut désormais se défaire de son emprise maléfique. Tel un soupirant toxique conservateur, le comte Orlock s’approprie à son bon vouloir, écarte les menaces par des mises à mort sadiques et inflige à sa victime préférée les pires supplices.

Quant à ceux qui sont censés protéger l’épouse de Thomas Hutter, ils se noient dans un obscurantisme pervers, réfutant le malaise éprouvé par l’héroïne, la condamnant de fait pour oser affirmer sa sexualité et ses envies. Réduite à l’état d’objet par la gente masculine, Ellen doit affronter son destin pour sauver celui qu’elle aime, en dépit des regrets, des doutes et des pressions. Et les hommes de science qui pourraient soulager ses souffrances lui administrent des tortures encore pires, héritiers d’un puritanisme religieux contraire à leurs méthodes, au moins sur le papier. Pendant ce temps, le cinéaste affute son schéma et son semblant de narration, à l’aide d’artifices coutumiers.

Regard hagard

Adepte des effets chic et chocs, il s’en remet à une photographie léchée qui renverrait presque aux grandes heures de la Hammer et de Terence Fisher, ainsi qu’à des explosions de violence bien senties, très graphiques, contrastant avec son modèle. Sa distribution prestigieuse se débat avec à sa tête, la véritable force de l’ensemble, une Lily-Rose Depp possédée dans tous les sens du terme qui incarne à merveille le personnage d’Ellen, autant dans sa torpeur que dans sa révolte. Et anecdote cocasse, Nicholas Hoult retrouve l’univers de Dracula, après avoir endossé le rôle de son serviteur à l’occasion de la comédie horrifique Renfield, qui n’aspirait pas aux mêmes prétentions. Au moins, à l’époque, il s’amusait, ici, à l’instar du reste de ses partenaires, il se contente du minimum syndical.

Vaine tentative

Robert Eggers a en effet oublié la notion de direction d’interprètes pour mieux laisser libre cours à ses inspirations superfétatoires et lassantes. Même Willem Dafoe s’adonne au grotesque, sa prestation indigne se confond avec celle délivrée dans Aquaman (quelle référence !). De toute façon, chacun et chacune a pour tâche de déclamer des dialogues ineptes ou tellement convenus selon la situation, si bien qu’un ennui profond les gagne inexorablement. On déplore la qualité d’une écriture, peu réfléchie, au profit d’un dispositif pictural pompeux.

Et au fur et à mesure que le récit s’effiloche et s’égare en conjectures, le metteur en scène perd de vue l’essence du genre, à savoir inoculer la peur. Ici, le spectateur frissonne peu et la débauche musicale grandiloquente prête à rire durant les quelques séquences d’épouvante. La rencontre entre Thomas et Orlock, prépondérante chez Murnau, convainc à peine, tant Eggers cherche à suggérer sans trouver la clé. Il cite ainsi tous les moments épiques du long-métrage de Murnau (le passage du bateau, l’évasion de Knock) sans jamais parvenir à les appréhender.

Inquiétude

À l’image de bon nombre de ses confrères, il ne s’accapare jamais la puissance d’évocation qui habitait tous ses aînés, Murnau en tête. La photo, le faste des décors ou les noms clinquants ne remplacent pas l’art de l’équilibre entre retenue et explosion sensorielle. Au lieu de semer le chaos et la mort, son vampire instille plutôt le doute dans la capacité de son créateur à hisser son niveau, au-delà du rang de simple peintre présomptueux.

L’échec de ce Nosferatu ne symbolise pas seulement les failles d’un Robert Eggers qui se verrait trop beau. Il cristallise surtout toutes les lacunes d’une industrie, coincée entre le manque d’imagination des superproductions et l’incompétence de talents autoproclamés, accouchant de copies insatisfaisantes, voire médiocres.

Film américain de Robert Eggers avec Nicholas Hoult, Bill Skarsgärd, Lily-Rose Depp, Willem Dafoe. Durée 2h18. Sortie le 25 décembre 2024.

François Verstraete

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