Épouse comblée, Yumiko se prépare à s’exiler aux États-Unis avec son mari, un haut fonctionnaire dont elle attend le premier enfant. Peu de temps avant leur départ, ce dernier décède lors d’un tragique accident de la route. Le chauffard responsable, Shiro s’engage à soutenir financièrement Yumiko et se rapproche d’elle peu à peu.

Au détour d’un dialogue du film Life During Wartime de Todd Solondz, les interlocuteurs s’interrogeaient sur la façon de surmonter un traumatisme lié à un préjudice initial. Peut-on pardonner et oublier, pardonner sans oublier ou simplement tout oublier ? Un débat philosophique que certains qualifieraient de comptoir, mais qui dans certains cas mérite d’être soulevé. Une discussion qui sert de socle présentement à la relation singulière qui unit Shiro et Yumiko, marqués tous deux par une tragédie commune.

Dernier long-métrage de Mikio Naruse avant sa mort, Nuages épars s’inscrit bien au-delà du simple testament et se distingue une nouvelle fois au sein du paysage local, aidé par la mise en scène gracile de son auteur. Lorsqu’il débute le tournage, Naruse appartient à une époque quasi révolue, celle de l’âge d’or des studios et de tout un pan du septième art nippon. Kenji Mizoguchi et Yasujiro Ozu se sont déjà éteints.

Baroud d’honneur

L’intérêt du public pour l’œuvre de Naruse quant à lui décline lentement mais sûrement. L’arrivée en force de la télévision dans les foyers et l’attrait pour une autre forme de cinéma entraînent la fin du classicisme sus-cité plus tôt (comme aux États-Unis d’ailleurs où l’industrie mute profondément au même moment et s’oriente vers ce qui sera nommé Le Nouvel Hollywood).

Ainsi Nuage épars désire déposer le legs d’un homme, mais aussi d’une ère, fossile d’un passé étincelant encore frais, mais que l’on veut vite balayer au profit de la nouveauté. C’est pourquoi Nuage épars prend à rebours l’ensemble de la production de cette fin des années soixante, mélodrame dont la thématique et le style se rapprochent par moments très fortement au Secret magnifique de Douglas Sirk.

Rare film de Mikio Naruse en couleurs, Nuages épars doit sa comparaison avec l’œuvre de Douglas Sirk à l’emploi de tons flamboyants à l’écran, contrastant constamment avec la pesanteur mélancolique. La direction chatoyante, chaleureuse, s’oppose en permanence avec le désespoir ambiant, cette volonté inhérente si ce n’est d’en finir, du moins de s’engoncer un peu plus dans un quotidien morose, résultat d’un trauma indélébile.

Cependant, très vite, l’assimilation avec Sirk cesse dans le traitement de fond. Naruse refuse le lyrisme baroque du maître du mélo américain, appliquant sa sempiternelle méthode. Adepte de la pudeur des sentiments, Naruse procède par interstices, et développe sa narration par des annotations sibyllines. Il s’évertue à ne pas envoyer les violons pour s’accorder à son portrait de la femme japonaise commencé huit ans plus tôt.

L’émotion sans éclat

Si le cinéaste ne s’attache pas à un tableau social en profondeur comme pouvaient le faire Mizoguchi et Ozu, il n’hésite pas cependant à multiplier les clichés instantanés, ceux quasi anodins de la vie ordinaire pour mieux évoquer mutations et stagnation. Apprendre la langue de l’ancien ennemi, l’émancipation féminine ou le poids des erreurs sur des consciences honorables représente autant de thématiques récurrentes de la société nippone que Naruse aborde par des séquences souvent furtives, ce qui n’empêche pas d’enrichir le dispositif tandis que le réalisateur n’adopte jamais une logique globale frontale sur ce point, préférant de très loin la suggestion.

Cette dernière, tout comme la retenue incarnent la clé d’une mise en scène parvenue depuis fort longtemps à maturité. Toutefois, au-delà du requiem annoncé dans Nuage épars, Naruse distille une ultime évolution notable au sein même de son œuvre. La volonté de clore, mais surtout d’ouvrir vers l’avenir traverse chaque plan, toujours subtilement, avec élégance.

Certes, comme toujours, la tragédie frappe et bouleverse les destinées, les comportements et illusions. Pourtant, Naruse traite l’accident non plus tel un élément hors-champ, mais bel et bien comme l’ancre faussement invisible qui divise les êtres et les conduit à un supplice éternel. Pareil changement de cap provoque un véritable effet domino sur certains détails de mise en scène chers au réalisateur.

La retenue, cette clé rappelée un peu plus tôt, articule bien entendu l’expression indicible des sentiments. Ici elle catalyse toutes les souffrances et incite à un impossible dialogue, une réconciliation inimaginable, une idylle impensable. Les promenades durant lesquelles les personnages parlaient longuement d’amour justement se sont envolées ou sont avortées par un mal soudain, presque psychosomatique. Les repas partagés n’engendrent que des beuveries propices à oublier quelques heures la tristesse incurable.

Le temps d’aimer et de pardonner

La violence crue fusionne à la colère froide, évacuant le phrasé policé d’antan. Le déni persiste et s’accroit. La scène de rupture entre Shiro et sa fiancée fait montre de la maîtrise de Naruse lorsque chacun écarte adieux ou témoignages d’affection en prétextant tour à tour préparer du thé. En outre répéter les gestes et événements se raréfie pour mieux intensifier les aspects de progression et régression d’une situation intenable, à l’image d’un échange, dans un salon rustique. Ces vecteurs constituent les deux faces d’une même pièce, celle qui lie pour le meilleur et surtout le pire Shiro et Yumiko. Afin de briser le cercle de la douleur, Naruse va extirper le couple improbable de son cocon pour réduire sa relation à un stade nucléaire, dépourvu peu à peu des dernières attaches extérieures du passé.

Chacun quitte Tokyo et sa vie luxuriante pour la quiétude provinciale, disloque les vieilles amitiés, réfutent tout nouveau rapprochement jusqu’à risquer l’implosion. Ce retour à l’état larvaire va de pair avec l’évolution des bases mêmes de ce singulier rapport ; motivations, rancœur, culpabilité, remords, puis amour. Naruse comme à son accoutumée décline un dénouement heureux, mais entrouvre la possibilité d’un renouveau à condition d’abandonner une partie de son âme, à regret.

Toujours à la recherche du temps perdu, Naruse quittera ce monde à l’image de celui du cinéma, empli du chagrin infini qui habite ses protagonistes. Dévoué à son art comme ses personnages à leur entourage, Naruse laisse en héritage avec Nuages épars, un flambeau indémodable tandis que sa méthode, devenue obsolète aux yeux de ses contemporains, fait encore feu de tout bois.

Film japonais de Mikio Naruse avec Yûsô Kayama, Yoko Tsukasa, Mitsukô Kusabue. Durée 1h48. 1967.

François Verstraete

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