Après la guerre, Yukiko débarque à Tokyo dans l’espoir de renouer avec Tomioka, un homme marié avec qui elle a entretenu une liaison lors d’une mission en Indochine. Ses rêves vont malheureusement se heurter au comportement indigne de Tomioka…

La place prise par Akira Kurosawa au sein de la culture populaire éclipse, hélas, certains de ses illustres compatriotes, dont le talent, voire le génie n’est plus à démontrer. Quelques spécialistes de la question hisseraient même le réalisateur de Rashomon au quatrième rang en termes d’importance d’un classement de l’Histoire du cinéma japonais, dominé bien entendu par Yasujiro Ozu. Et pour compléter le podium, on retrouverait Kenji Mizoguchi et Mikio Naruse, nom de plus en plus oublié par un large public. Regrettable.

Le metteur en scène, à la filmographie foisonnante, s’est distingué durant une carrière de trente ans, interrompue par un décès prématuré. Versé dans le mélodrame, son style tout en retenue, rappelle à bien des égards celui de Kenji Mizoguchi, sans jamais occulter le caractère lyrique propre au genre qu’il affectionne tant. Toutefois, contrairement à son homologue, il préfère, tout comme Ozu, se concentrer sur des problèmes bien contemporains plutôt que de bercer son œuvre dans des époques antérieures, comme le feraient Mizoguchi ou Kurosawa.

Interrogation

Sa direction d’acteurs, sans fioritures, reflète l’authenticité de situations, souvent délestées de toute mièvrerie. Certes, il n’use pas de la flamboyance baroque d’un Douglas Sirk. Néanmoins son approche toute en nuance lui permet d’extraire la quintessence de ses sujets et de dresser des portraits d’une justesse rare. Une tendance qui traverse toute sa filmographie, à commencer par son sommet, Nuages flottants sorti en 1955 et qui porte notamment un regard lucide sur le Japon d’après-guerre.

Après la guerre

À l’instar de Yasujiro Ozu, Mikio Naruse excelle quand il peint le tableau d’un Japon meurtri par un conflit dont il a lui-même entretenu les braises. Tiraillée entre la politique d’un gouvernement totalitaire et la nécessité de survivre, la population a subi les frais des bombardements ainsi qu’une famine généralisée. Et désormais, en cette année 1946, tout est à reconstruire. Les premières images présentant une foule affluant vers Tokyo, de retour après une longue absence, transpirent le vécu et soutiennent l’analyse à venir.

Confusion

Et parmi celles et ceux qui débarquent d’un navire, il y a Yukiko, qui aspire à retrouver Tomioka, avec qui elle avait noué une liaison passionnée durant leur mission en Indochine. Il est fascinant d’observer le soin apporté par Naruse aux menus détails, quand il oppose par suggestion, le quotidien du couple en Indochine et celui qui est le leur désormais… ainsi que celui de toute une nation aux plaies encore béantes. Si l’occupation américaine est incarnée ici par la bienveillance non dépourvue de quelques intentions d’un soldat américain envers Yukiko, il n’en demeure pas moins que les Japonais ne sont pas tout à fait libres de leurs faits et gestes et sont contraints à toute sorte de bassesses pour subvenir à leurs besoins.

L’âge d’or économique est révolu et les promesses d’une richesse future paraissent illusoires pour le moment. Respecter les règles conduit à l’échec, voire à la ruine : l’entreprise de Tomioka, éternel fonctionnaire, connaît la faillite alors que celle d’Iba, parfaitement immorale, prospère. Et en province l’herbe n’est pas plus verte ; on rêve de la ville et de s’extirper de la misère ou de la stagnation. Quant aux femmes, leur sort est encore pire. Elles se contentent de travaux serviles ou se prostituent, telle Yukiko. Aucun calvaire n’est épargné pour l’héroïne et le souvenir fugace de jours heureux s’évapore inexorablement.

Ou rédemption

Passé et présent

Et c’est justement sur cette vie idyllique au cœur de l’Indochine que repose la finesse du récit. Naruse se sert d’un flashback durant les premières minutes, non pas pour alterner les points de vue narratifs comme chez Orson Welles ou Joseph Mankiewicz, mais uniquement pour soutenir un processus parallèle entre passé récent réjouissant et présent douloureux. Le réalisateur n’a d’ailleurs pas besoin de recourir par la suite à d’autres flashbacks, excepté dans la conclusion, préférant suggérer une comparaison nécessaire, sans fioritures.

Yukiko s’accroche aux minces espoirs entrevus lors de son séjour tandis que Tomioka n’accorde guère d’importance à cette parenthèse enchantée. Quoi qu’il en soit, cette mission hors du Japon a préservé le couple des horreurs de la guerre et des difficultés engendrées. Ainsi, il n’a connu ni famine ni bombardements. Voilà pourquoi, la confrontation avec la réalité s’avère terriblement destructrice, pour leurs convictions, leur ego et leurs aspirations profondes. Pourtant, tout pourrait basculer en un instant. Et Mikio Naruse démontre toute sa maîtrise lors d’un fondu enchaîné de toute beauté.

Toujours la même histoire

Le premier baiser échangé entre Yukiko et Tomioka s’entrelace avec celui témoignant un désir ravivé. Une séquence techniquement parfaite où la vision du cinéaste épouse l’expression charnelle de ces quelques instants. En outre, elle scelle définitivement deux destins entremêlés par le cours d’un temps qui s’écoule lentement. Les semaines, mois, années défilent alors qu’ils restent prisonniers de leurs faiblesses, tandis qu’autour d’eux, leur environnement se modifie à vitesse grand V.

Lâcheté masculine

Comme d’habitude chez Naruse, le couple déambule dans les rues en parlant d’amour, bien que désormais, l’amertume et les regrets sont davantage à l’ordre du jour que les sentiments. Ils se réfugient n’importe où hors de Tokyo et s’aventurent dans des escapades censées leur remémorer les heures bénies de leur rencontre. Néanmoins, même si les obstacles à leur liaison se dissipent peu à peu, le bonheur et la sérénité s’évaporent par la même occasion. Et la personnalité couarde de Tomioka n’y est pas étrangère. Nuages flottants affirme la capacité de Naruse à extraire le meilleur de ses interprètes, en sublimant un jeu presque neutre qui renforce toute l’authenticité de l’ensemble.

Ultime échange ?

Le réalisateur brosse des portraits au caractère bien trempé, mais également nuancés. Les actes autodestructeurs de l’une et l’égoïsme de l’autre conduisent à un lent délitement de leurs relations avec leur entourage proche. Tomioka salit tout ce qu’il touche et ne saisit même pas les conséquences de ses infidélités. Pire, il vit dans le déni pour mieux conforter son mensonge. La scène durant laquelle son épouse sanglote sans qu’il comprenne ouvertement pourquoi, est éloquente. Point d’explications, juste quelques subtiles insinuations concernant les absences ou les retards du mari.

Cette lâcheté affichée, presque revendiquée, rappelle celle des personnages masculins de Kenji Mizoguchi, trop fiers, trop campés sur des positions traditionnelles, au point de ne pas s’apercevoir que leur avenir s’inscrit auprès de leur compagne. Excepté que dans Nuages flottants, Naruse réfute tout manichéisme et inocule une once de culpabilité chez Tomioka. Le réalisateur ne fige en rien les attitudes ou les opinions, qui évoluent peu à peu.

Bain de jouvence

Ténacité féminine

Voilà pourquoi il faut saluer la performance remarquable d’Hideko Takamine dans le rôle de Yukiko. Tout comme les autres femmes du long-métrage, elle tente de s’affranchir des barrières sociales, de la pauvreté, victime sous emprise d’une passion qui dépasse le cadre de la raison. Naruse souligne habilement sa ténacité qui confine parfois à l’obsession aveugle. D’une certaine manière, elle n’est jamais vraiment revenue d’Indochine et n’est pas parvenue à se remettre du viol atroce qu’elle a subi.

Le sort lui est défavorable et la descente aux enfers se dessine pour elle, dès qu’elle se présente à la porte du domicile conjugal de Tomioka, pendant l’exposition. On imagine que tout cela se terminera très mal et que les larmes et le sang couleront. Elle se pose en digne héritière des protagonistes des grandes tragédies grecques de Sophocle ou d’Euripide tandis que la comédienne brille de mille feux, par sa pudeur. Elle endosse le poids des souffrances de son alter ego avec conviction et surtout cette touche de délicatesse, que ne renieraient pas Kinuyo Tanaka ou Setsuko Hara.

Quant à Nuages flottants, il mérite d’être (re)découvert. D’une beauté plastique stupéfiante, le long-métrage de Mikio Naruse s’inscrit dans la lignée des chefs-d’œuvre de l’Histoire du cinéma japonais et du septième art tout court. Un joyau.

Film japonais de Mikio Naruse avec Hideko Takamine, Masayuki Mori, Mariko Okada. Durée 2h04. 1955. Date de reprise 15 octobre 2025.

François Verstraete

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