Famille démunie, les Ki-Taek subsistent tant bien que mal, se contentant le plus souvent de travaux mal rémunérés. Leur fils, Ki-woo, recommandé par un proche, est amené à donner des cours d’anglais à la jeune Da-Ye, l’aînée du riche clan Park. Les Ki-Taek élaborent une stratégie visant à escroquer les nouveaux employeurs de Ki-woo. Mais tout plan finit un jour ou l’autre par dérailler…

Six ans après avoir quitté sa Corée natale pour répondre à l’appel des sirènes hollywoodiennes et après avoir accouché à cette occasion de Snowpiercer et d’Okja, Bong Joon Ho revient au Pays du Matin Calme ; certains parleront d’un retour aux sources, d’autres d’une résurrection et pour les derniers d’un aboutissement avec en point d’orgue ce Parasite. Certes, contrairement à d’autres cinéastes asiatiques qui ont cherché jadis la gloire outre Atlantique et y ont perdu leur âme, Bong Joon Ho n’a jamais trahi ni son esthétique ni les thématiques qui lui sont chères.

Pourtant, le succès ne fut point au rendez-vous pour un Snowpiercer assez réussi, mais par moments inachevé. Quant à Okja, sa diffusion sur Netflix provoqua un véritable tollé au Festival de Cannes dont le jury lui refusa un prix amplement mérité. Ce ne fut que partie remise puisque Parasite vient de décrocher la dernière Palme d’or en date sur la Croisette, revanche sur le destin diront certains, consécration surtout arrivant à point nommé pour l’un des plus grands metteurs en scène de sa génération.

Trop souvent, bon nombre de réalisateurs s’essoufflent au bout de quelques longs-métrages, inaptes à discerner le fond et la forme, se retrouvant rapidement à court d’idées, ou encore dans l’incapacité de dépasser leur discours par la puissance de leur regard. À force de trop citer sans rien apporter, beaucoup se perdent… quand d’autres se transcendent ; James Gray, Jeff Nichols, Denis Villeneuve, Jia Zhang Ke, Alfonso Cuaron et bien évidemment Bong Joon Ho.

Tenacité et sobriété

De prime abord, une analyse paresseuse de son œuvre se contentera d’extraire le propos social qui transpire à chaque scène de son cinéma, avec en apogée cette fable postapocalyptique sur la lutte des classes personnifiée par Snowpiercer. Parasite n’échappe point à ce constat, tant elle rejaillit au travers du synopsis et les premières minutes du long-métrage. Néanmoins, le Sud-Coréen, comme dans Snowpiercer, va exploiter ce prétexte pour revenir à son obsession, celle d’observer les méandres de l’âme humaine, à travers le dysfonctionnement d’un système, mais également les choix et les doutes de ses protagonistes.

Depuis sa courte période américaine, son sens du spectacle s’est affirmé, sa mise en scène plus ostentatoire que par le passé. Pourtant, cette démonstration forcée s’appuie bien plus par les effets tragi-comiques que par une véritable amplification de l’image. Certes, la photographie est majestueuse, le mouvement précis, mais jamais la démarche du réalisateur ne néglige les vertus de la litote. Pour exemple, il oppose subrepticement les clichés d’une championne oubliée qui a échoué par la suite à ceux des diplômes rutilants, décrochés par un d’un chef de famille omnipotent.

Engrenage

À partir de cette exposition sibylline, Bong Joon Ho retrouve ainsi son univers de prédilection, mais également les éléments qui le symbolisent, à commencer par les choix qui conditionnent le destin, mais encore la réussite qui fuit l’infortuné au moment crucial ; il faut alors se souvenir de cette jeune championne de tir à l’arc ratant sa cible en finale olympique dans The Host ou de Chris Evans refusant de dévorer l’enfant amené plus tard à partager sa situation dans Snowpiercer. Chez Bong Joon Ho chacun peut réécrire son histoire même au prix de la douleur et du sang. Ici, les Ki Taek ignorent jusqu’où mènera leur arnaque tout comme l’enquête de Memories of Murder ou de Mother.

Le chemin vers la vérité ou vers un monde meilleur brave toutes les intentions louables et finit par corrompre tous ceux qui l’empruntent. La lutte des classes s’arrête quand celle pour la survie commence, et l’ancien sociologue reconverti cinéaste se rappelle aux bons souvenirs de Darwin. Contrairement à Verhoeven pour qui les héros sont les monstres et à Del Toro pour qui les monstres doivent transcender leur nature, chez Bong Joon Ho, au nom de la sacro-sainte survie, chacun se mue en monstre ou risque de le devenir. Ce principe parcourt la filmographie du metteur en scène, à commencer par The Host dans lequel le monstre incarne ni plus ni moins que les rancœurs larvées de la population.

En pleine tempête

Les Ki Taek satisfaits de leur nouvelle condition n’échapperont pas à cette règle. Mais Bong Joon-Ho réfute tout sentimentalisme, tout lyrisme réprobateur dans sa plongée au cœur des turpitudes de son environnement. Il use en lieu et place d’un humour corrosif et surtout d’un cynisme dévastateur digne des grandes heures de Stanley Kubrick. Si comme pour son aîné, l’Homme est maître à la fois de son destin, mais également de sa propre cruauté, alors l’apocalypse imminente sera la seule conséquence de ses actions, après avoir jeté un dernier regard aussi bien amusé que glacial sur le mal accompli.

Il y avait bien sûr ce policier qui frappait à coups de pied ses prisonniers et qui sera amputé de sa jambe, ou encore cette mère qui effacera ses souvenirs, lasse d’avoir joué avec ceux des autres. Pour le coréen, au-delà de la sentence des instances, survient constamment si ce n’est une justice divine, du moins un coup du sort qui met chacun face à ses responsabilités. Ici, quand tous se vautrent dans une mélodie du bonheur née de la duplicité, tandis que la violence va crescendo, Bong Joon-Ho punit par les mêmes foudres bibliques dont il faisait usage dans Snowpiercer.

Enfin, lorsque la tempête s’estompe, ce n’est jamais la chute tant espérée qui point mais toujours un moment de détresse teinté de ce cynisme si particulier. Dans The Host, un père perdait une fille pour trouver un fils, et dans Okja, une jeune adolescente innocente se convertissait au capitalisme pour récupérer ce qu’elle avait de plus précieux. Bien évidemment, la conclusion de Parasite n’échappe point à cette règle, allant encore plus loin dans le déni de soi, sans jamais verser dans un sentimentalisme exacerbé ni sombrer dans la fatalité.

Œuvre composite fascinante et complexe, Parasite subjugue par sa plastique épurée, amuse par son humour décalé, interpelle par sa morale bien plus nuancée qu’il n’y paraît. À l’instar de Lost City of Z pour James Gray, Parasite ne s’érige pas uniquement en film de la maturité pour son auteur, ni celui qui contient tous les autres mais bel et bien le prototype de sa future engeance, la matrice de ce qu’il a, a eu et surtout aura de mieux à offrir.

Film sud-coréen de Bong Joon-Ho avec Song Kang-Ho, Cho Yeo-Jeong, So-Dam Park. Durée 2h12. Sortie le 5 juin 2019

François Verstraete

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