Brillant avocat, Andrew Beckett est subitement licencié pour une erreur qu’il n’a pas commise. Son employeur aurait en effet découvert qu’il souffrait du Sida et invoqué de fait, un motif fallacieux, pour justifier son renvoi. Dans son combat, il peut compter sur l’aide d’un ancien rival et confrère, le retors Joe Miller…

En cette fin d’année 1993, deux long-métrages allaient bouleverser le public américain (printemps 1994 pour les spectateurs français) en abordant deux sujets hautement sensibles et épineux. Le premier, La Liste de Schindler de Steven Spielberg s’emparait du devoir de mémoire et de la Shoah, à travers le portrait d’une figure autant controversée qu’héroïque. Le second, quant à lui, traitait du terrible virus qui ravage encore aujourd’hui la planète, à savoir le Sida et les discriminations induites par une contamination. Il s’agit, bien entendu du Philadelphia de Jonathan Demme.

Pour une fois, Hollywood répondit à l’audace de ces entreprises en les gratifiant de plusieurs Oscars (entre autres, meilleur film et réalisateur pour La Liste de Schindler et meilleur acteur pour Philadelphia). Tom Hanks fut intronisé, à cette occasion, en coqueluche de l’industrie, étoile virtuose et apte également à attirer les foules (la formule gagnante appréciée de la plupart des studios). Et Jonathan Demme confirmait son talent de direction d’interprètes après le succès du Silence des Agneaux ainsi que sa capacité à s’attaquer à des thématiques délicates.

En plein doute

Les années quatre-vingt-dix ont été marquées non seulement par la propagation du Sida, mais aussi traversées par toutes sortes de théories farfelues et complotistes concernant ses origines. On pointait ainsi du doigt, l’une des communautés les plus touchées par la maladie, celle des homosexuels, désignée par conséquent comme l’une des responsables de son expansion. Une certaine façon de souligner une ère très imprégnée par l’homophobie, notamment aux États-Unis, nation baignant dans le puritanisme.

Afin de lutter contre les idées préconçues et la haine ambiante, Jonathan Demme essaya de provoquer un électrochoc. Dans cette optique, il réunit le duo gagnant, Tom Hanks et Denzel Washington (plus le vétéran Jason Robards) et accoucha d’un pamphlet social dévastateur, situé au cœur de Philadelphie. Le choix de la mégalopole n’avait rien de fortuit et permit au contraire d’appuyer sa démonstration implacable par le prisme d’un mélodrame finement ciselé.

La chaleur du foyer

Philadelphie mon amour

Philadelphie, de par son histoire, incarne l’âme des États-Unis, berceau des Pères Fondateurs et de la Déclaration d’Indépendance. Voilà pourquoi Jonathan Demme a sans doute opté pour cette enclave, synonyme de progrès et de liberté. D’ailleurs, rarement cette cité, loin d’être angélique sur le papier, n’a été dépeinte à l’écran avec une telle acuité et pareille ardeur. Le générique atteste de l’affection du cinéaste pour cette agglomération et invite le spectateur à arpenter ses rues, à découvrir ses résidents, ce au son des paroles de Bruce Springsteen.

Le principe d’ancrer son dispositif dans un environnement donné prend ici tout son sens, puisque Jonathan Demme n’imagine pas une seconde séparer ce tableau, au demeurant envoûtant de son analyse politique. C’est hélas, au sein de ces multiples communautés que se nichent la haine, le rejet ou la peur. En décrivant des établissements a priori anodins, les couloirs d’un hôpital, un tribunal, les bureaux d’un grand cabinet d’avocat ou un bar populaire, le réalisateur explique implicitement que ces endroits ne sont épargnés ni par un mal incurable ni par l’intransigeance.

Le début d’un revirement

Ne subsiste comme unique refuge que le foyer originel, source de réconfort et de compassion, que ce soit pour Joe ou pour Andy. Les réticences, les doutes, mais également l’amour s’entrelacent pour mieux tisser ou renforcer les liens des familles, dans les épreuves ou dans la joie. Et Philadelphie se transforme quelque part en épicentre des traditions et des mutations, où tout est possible, où la balance doit pencher en faveur du bien.

À l’image d’un maire prêt à condamner un comportement inacceptable et inique, chacun doit changer et se soumettre la raison… même s’il faut ridiculiser un collègue pour une cause juste. Ainsi, on est conquis par l’aplomb de Joe Miller lorsqu’il répond à l’étroitesse d’esprit ambiante, l’un des moments clés vers une évolution profonde d’opinion, voire de vision du monde.

Philadelphie, un personnage à part entière

L’évolution d’une mentalité

Pourtant, le défenseur des intérêts d’Andrew adoptait encore dans un passé pas si récent, une posture identique à ceux qu’il combat désormais à la barre, ou au micro des journalistes. Ce brillant juriste, engagé, altruiste, propose ses services aux opprimés et aux démunis, en facilitant le paiement de ses honoraires. Néanmoins, derrière cette façade humaniste, se dissimule un individu qui rejette ce qu’il ne comprend pas et n’entre pas dans sa conception du quotidien.

Or, cet Afro-Américain a sans doute lui aussi été victime de toutes sortes de brimades et d’attitudes sectaires. Cela ne l’empêche pas malheureusement de se conduire de la même manière quand Andrew vient requérir son aide. Entre dégoût et anxiété de contracter le Sida, le personnage campé par Denzel Washington affiche ses craintes… puis toute sa haine avec des mots d’une violence sèche, lors d’une discussion avec son épouse. Puis Joe va progressivement modifier son opinion vis-à-vis des homosexuels au contact d’Andrew.

Derniers instants de bonheur

Son animosité tout endémique, liée à l’éducation ou plutôt à l’absence d’information, laissera la place à la connaissance, à la compréhension et à l’empathie. On a souvent loué la performance exceptionnelle de Tom Hanks dans la peau d’Andrew, mais celle de Denzel Washington s’avère tout aussi remarquable, car cette lente métamorphose de Joe doit beaucoup à sa prestation… et à la mise en scène de Jonathan Demme. Sans les démultiplier, il enchaîne les séquences mémorables, tout en délicatesse, durant lesquelles Joe Miller altère sa perception de ce qu’il abhorrait il n’y a encore pas si longtemps.

Observateur privilégié de la déchéance physique d’Andy et des conséquences terribles qu’elle engendre sur sa condition sociale, d’abord par accident, puis par lien professionnel et amical, Joe se surprendra à l’aimer… un revirement à cent quatre-vingts degrés, filmé radicalement pendant un moment d’une folle intensité. Après d’ultimes festivités, les deux hommes se consultent pour organiser leur stratégie. Et les lamentations de Maria Callas se conjuguent avec la complainte à peine voilée d’Andy, tandis que Joe est submergé par le doute. En quelques minutes, Joe a achevé quelque part sa transformation et Philadelphia a atteint son paroxysme. De la maîtrise pure !

Réflexion sur la tactique à suivre ?

Le procès du siècle

Et le cinéaste déploie une habileté similaire dès que le tribunal ouvre ses portes et que les plaidoiries commencent. Au fur et à mesure que les audiences se succèdent, souvent à couteaux tirés, les certitudes vacillent, la question de l’innocence se complexifie et on s’aperçoit que tous ont quelque chose à se reprocher… y compris Andrew. Surtout, un public non-américain doit appréhender une mécanique judiciaire singulière, imprégnée des influences chrétiennes et des valeurs bibliques, qui prévalent parfois sur le fond ou sur les lois elles-mêmes.

Si bien qu’Andy est considéré coupable aux yeux de ses détracteurs, pas seulement d’omission mais aussi de mœurs contraires à une éthique que Dieu aurait inculquée. Une posture que Jonathan Demme n’hésite pas à attaquer à travers le discours de Joe Miller… sans sombrer dans les stéréotypes. Tout comme Denzel Washington l’explique dans l’ouverture, les jurés (et les spectateurs) ne doivent point s’attendre à un retournement de dernière minute, digne d’un mauvais long-métrage.

Un Andy affaibli à la barre

Seuls les faits sont étudiés et leur exposition accouche de quelques instants d’une rare subtilité, en comparaison avec bon nombre de films de prétoire. On discerne alors les contradictions, les failles et les touches de nuance. Le portrait de chaque protagoniste esquissé impressionne et on est surpris par celui de Charles Wheeler, moins manichéen, en dépit de son homophobie revendiquée. Ainsi les paroles d’Andy l’affectent comme le confirme son regard attendri, admiratif envers son ancien disciple favori et désormais adversaire.

Cette scène, inimaginable, résulte peut-être du coup de semonce asséné par Joe Miller en plein milieu des débats. En invectivant un témoin et en s’appropriant crûment les insultes proférées usuellement à l’encontre des homosexuels, il éveille les consciences par le biais d’une astucieuse pirouette, saluée par un Andrew Beckett, médusé puis émerveillé. Ou comment la réalité frappe au cœur de la cour pour en terminer avec une omerta, un tabou qui n’a plus lieu d’être.

Avec Philadelphia, Jonathan Demme signa un deuxième sommet d’affilé après Le Silence des Agneaux. En associant les contraires, il délivra une authentique leçon de vie et brisa la glace pour ouvrir l’esprit de ses compatriotes… et des autres.

Film américain de Jonathan Demme avec Tom Hanks, Denzel Washington, Jason Robards. Durée 2h05. 1994

François Verstraete

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