Tom Duncan, vétéran de la police, se suicide en laissant derrière lui une lettre dénonçant la corruption gangrénant l’ensemble de l’administration municipale. Chargé d’élucider les raisons de son geste, Bannion découvre peu à peu les dessous sordides de la tragédie. Contraint par sa hiérarchie d’abandonner son investigation, désireuse de plaire à la pègre locale, Bannion décide envers et contre tout de poursuivre ses recherches. quand son épouse est assassinée sous ses yeux, il se lance alors à corps perdu dans une quête motivée aussi bien par la soif de justice que de vengeance.

Lorsqu’il entreprend le tournage de Règlements de comptes, cela fait environ vingt ans que Fritz Lang s’est exilé aux États-Unis. Considéré par les spécialistes comme le plus grand réalisateur de l’histoire du cinéma allemand aux côtés de Friedrich Murnau, il a non seulement légué quelques-uns des chefs-d’œuvre les plus importants du septième art (à commencer par Métropolis et M le maudit), mais a également fait le lien avec succès entre muet et parlant (à l’image d’un John Ford). Tout comme Murnau, Chaplin, Eisenstein, Griffith ou Ford, il compte parmi ceux qui ont véritablement inventé le cinéma moderne en termes de mise en scène.

Celui rangé trop souvent dans la case expressionniste s’est vite affranchi de cette classification au profit d’une diversité affichée dans les genres. En revanche, ses obsessions, ses thématiques (femme fatale, exploration de la ligne ténue entre innocence et culpabilité ou de la face obscure de l’âme humaine) ne l’ont jamais quitté. Celui qui n’a point hésité à tout abandonner, s’opposant vivement au régime nazi, n’aura de cesse de brosser la part monstrueuse tapie en chacun de nous, dissimulée insidieusement dans nos soi-disant sociétés civilisées.

Un mariage idéal

Après une incursion plus ou moins couronnée de succès dans le western avec L’Ange des maudits, Fritz Lang se prend au jeu du film noir avec Règlement de comptes, l’une des dernières grandes réussites du genre (l’engouement du public s’estompe à cette époque peu à peu) avant les chants du cygne En quatrième vitesse et bien entendu La Soif du mal. Force est de constater, avec le recul nécessaire, que le genre sied particulièrement bien aux thématiques, mais aussi à la méticulosité du réalisateur.

Leur rencontre s’avérait donc inéluctable ; surtout pour cet adepte des mécanismes aux rouages parfaitement calibrés, induisant la chute de ses personnages tandis que l’action limpide s’accorde avec la grâce de la mise en scène. En outre, sous couvert de cette histoire à priori classique de lutte contre une institution pourrie jusqu’à l’os et de vengeance, le long-métrage de Firtz Lang brosse le portrait peu flatteur d’une société misogyne dirigée par un patriarcat insidieux, au sein de laquelle la femme, éternelle victime, s’émancipe peu à peu dans la sueur et dans le sang.

Dès les premières secondes, Fritz Lang enclenche cet engrenage infernal, mû par des pièces concomitantes, ou quand le scénario fusionne parfaitement avec la sobriété des images montrées à l’écran. Si le spectateur comprend très vite que chaque protagoniste enterre souvent sa funeste destinée via des actes soulignés au préalable, le réalisateur en revanche, use de retenue, de non-dits ou de quelques plans furtifs, mais équivoques dans leur puissance d’évocation.

Le chant des bourreaux

La scène d’exposition, celle du suicide, se pose en modèle éloquent à ce sujet. On y voit subrepticement pêle-mêle l’arme, l’insigne, la lettre. Avec ces trois objets, Lang introduit causes, moyens et conséquences. Symboles de son office l’arme devient l’instrument de la tragédie tandis que l’insigne, trop lourd à porter ou à supporter la raison d’un geste désespéré. La lettre quant à elle sert de socle à tous les tourments qui s’ensuivront.

Ainsi, pour Lang, franchir la barrière qui sépare le bien et le mal peut survenir à tout moment, et en revenir quasiment impossible. En outre les proies d’hier se transforment en bourreaux, les malfaiteurs ou ripoux vont toujours plus loin dans l’excès tandis que Bannion risque de choir une fois pour toutes. D’ailleurs, il incarne à lui seul la quintessence comportementale observée chez l’ensemble des personnages, tout du long.

Prêt de basculer et de devenir le double naturel de Vince Stone, Bannion peine à contenir sa fureur, apte à verser dans la même violence que ceux qu’il abhorre. Victime, mais aussi instigateur de son propre malheur, Bannion n’existe que pour lui-même, ses attaches familiales vont s’effriter après le décès de son épouse alors qu’il repousse toute relation extérieure. Au-delà de sa capacité à rester dans le droit chemin, Bannion doit s’efforcer de s’ancrer socialement dans son environnement.

Cruauté ineluctable

Lang répond à cette question par des passages obligés de la vie quotidienne, sibyllins à l’écran (notamment ses rapports négligeables au départ avec ses collègues au bureau qui s’étofferont au fil du temps). Autour de lui gravitent des personnes qui ont déjà chuté de leur propre chef ou victimes d’attitudes antérieures. La veuve cocufiée de Duncan s’essaie au chantage, tandis que Stone figure du mal classique se vautre dans des accès de rage incontrôlés. Puis il y a ceux qui hésitent, qui tardent à faire le choix honorable ; le supérieur de Bannion au moment de prendre sa défense face au commissaire corrompu ou la vieille employée qui dénoncera après coup l’instigateur de l’attentat.

S’attarder justement sur elle ou sur la veuve Duncan constitue l’occasion de traiter du sort réservé aux femmes dans cette œuvre de Lang. Le constat du cinéaste glace le sang et suscite le dégoût tant le tableau dressé choque par sa véhémence, sa véracité. Ici, épouse ou maîtresse, la femme est tour à tour trahie, battue, humiliée, mutilée, assassinée, objet jetable par l’homme omnipotent.

Pourtant, au nom même de cet homme, elles n’hésitent pas à s’entredéchirer. Mais, pour toute morale, en lieu et place d’un statu quo destructeur, Lang se prend à espérer via la relation singulière entretenue par Bannion et Debby. L’ultime dialogue entre la jeune protagoniste agonisante et le détective laisse entrevoir une rédemption pour l’un, une délivrance pour l’autre. Entretemps une violence inouïe s’abattra sur chaque femme, brutalité doublée d’une cruauté digne d’Anthony Mann et qui annoncera, par la même, la verve d’un Robert Aldrich.

 Long-métrage injustement oublié du maître, Règlement de comptes a tout du chef-d’œuvre féroce, virulent, inquiétant. Pas de répit pour ses personnages, uniquement un calvaire insoutenable jusque dans les derniers instants quand vient poindre la lueur bien pâle du salut. Audacieux dans ses partis pris, l’essai de Fritz Lang au genre prisé de l’époque se transforme en véritable leçon de son auteur.

Film américain de Fritz Lang avec Glenn Ford, Lee Marvin, Gloria Grahame. Durée 1h29. 1953

François Verstraete

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