Le shérif John T. Chance arrête Joe Burdette pour meurtre. Le frère de ce dernier, puissant propriétaire de ranch, tente d’exercer une énorme pression afin de le faire libérer. John va devoir attendre l’arrivée du marshal, aidé par ses deux adjoints, l’estropié Stumpy et l’alcoolique Dude…

Géant parmi les géants, Howard Hawks appartient au cercle très fermé des plus grands réalisateurs de l’Histoire du cinéma. La flamboyance de sa mise en scène, sa démarche audacieuse et sa facilité à diriger les distributions les plus prestigieuses lui ont permis de rayonner à Hollywood, en même temps que John Ford, Franck Capra, Joseph Mankiewicz, Ernst Lubitsch ou encore Alfred Hitchcock. Et quand il accouche de Rio Bravo en 1959, il est alors à l’apogée de sa carrière.

Il a laissé son empreinte sur de nombreux genres : la comédie (L’Impossible monsieur Bébé, Les Hommes préfèrent les blondes), le film noir (Le Grand Sommeil, Le Port de l’angoisse), le film de guerre (Les chemins de la gloire, Sergent York), d’aventure (Seuls les anges ont des ailes), le western (La Rivière rouge, La Captive aux yeux clairs). Les plus illustres interprètes ont travaillé avec lui de Cary Grant à Humphrey Bogart en passant par John Wayne ou Marylin Monroe. Par conséquent, il n’a plus rien à prouver, ce qui ne l’empêchera pas néanmoins d’offrir au septième art l’un de ses plus beaux joyaux, un long-métrage d’anthologie, symbole d’un classicisme élégant et somme de toutes ses obsessions.

John Wayne éternelle figure du western

Plus qu’un chef-d’œuvre, Rio Bravo est devenue la référence du western, aux côtés de La Prisonnière du désert de John Ford, sortie trois ans plus tôt, toujours avec John Wayne. Toutefois le film d’Howard Hawks se distingue de celui de son immense confrère par son refus de céder aux sirènes du cynisme, s’appuyant sur l’humour et l’ironie afin de contrebalancer avec l’atmosphère inquiétante dans laquelle baignent les protagonistes. Le réalisateur va d’ailleurs enclencher un engrenage implacable après une succession d’événements tragiques survenus dans une exposition modèle à enseigner dans toutes les écoles.

Assiégés

Suite à cette séquence d’anthologie, on saisit nettement les enjeux qui définiront le long-métrage : l’amitié, l’amour, la rédemption et la survie. Contrairement à La Rivière rouge ou à La Captive aux yeux clairs, Howard Hawks délaisse les grands espaces pour une ambiance de chambre. Cette approche n’est point nouvelle ; Delmer Dames se l’est appropriée dans 3h10 pour Yuma, deux ans auparavant. Et Howard Hawks ira encore plus loin avec Rio Bravo, annonçant quelque part L’Homme qui tua Liberty Valance.

De fait, l’intégralité du récit se déroulera dans les murs d’une petite ville assiégée de l’intérieur et de l’extérieur. À l’instar de bon nombre de travaux similaires, il prend place dans une ère où la loi et l’ordre ne sont clairement pas implantés. Seule la règle du plus fort et du plus riche prévaut. Bien qu’il incarne le shérif idéal et intègre, John T. Chance ne possède pas une énorme marge de manœuvre pour exercer son rôle, alors qu’en dehors de la bourgade, l’ennemi implacable, omnipotent est prêt à frapper.

Repousser les assauts

La justice est aveugle, mais est entravée par des chaînes invisibles. La manière dont Howard Hawks décrit la situation s’avère éloquente et surtout précieuse, puisqu’elle servira de modèle à Assaut de John Carpenter (fervent admirateur du cinéaste !). L’étau se resserre sur Chance et ses adjoints et ils devront attendre qu’une aide providentielle vienne les délivrer, symbolisée par un marshal que le réalisateur ne montrera jamais à l’écran. Ce n’est pas Fort Alamo qui espère des renforts illusoires même si le contexte général y ressemble étrangement.

Gangrénée par la corruption, la petite enclave cède aux sirènes d’une prime facile, qui augmentera avec les mises. Le shérif n’inspire plus l’autorité, le respect et n’instille plus la crainte auprès des malfaiteurs ; il est une cible ambulante. Suspicieux durant ses rondes, il est suivi comme son ombre, redoutant pour sa vie et surtout pour celle de ses proches. La caméra capte le moindre de ses mouvements et exerce la pression, suggérant une menace.

Investigation à haut risque

Et c’est lorsque la tension se relâche, après une discussion autour d’un verre ou le retour d’un vieil homme, que la mort survient, de nulle part. Difficile pourtant pour les protagonistes de faire leur deuil et ils doivent adopter une résilience hors-norme pour surmonter ces épreuves. Dans ces moments de doute tout comme pendant ceux plus calmes, Howard Hawks en profite pour mieux brosser leur portrait avec toute la maîtrise qu’on lui connaît.

L’art de la caractérisation

Grand adepte de la litote, à l’image de tous les artisans de la période classique, Howard Hawks n’a pas besoin d’artifices pétaradants pour décrire ses personnages, définir leur attitude ou expliquer leurs réactions. Uniquement quelques mots simplissimes ou une gestuelle anodine, qui signifie beaucoup. Quant à l’écriture des divers caractères, elle convainc davantage que celle des scénaristes actuels, bien moins subtils, y compris pour ceux officiant pour des œuvres ambitieuses. Rio Bravo brille lui, quand il aborde les atermoiements des uns et des autres, les revirements, les errements ou au contraire la révolte face à l’oppression.

Et quand il introduit tout ce petit monde, Howard Hawks maintient cette ligne de conduite, équivoque d’une forme trop négligée aujourd’hui. La fameuse exposition silencieuse souligne la bravoure et la fidélité de Chance, la perfidie de Burdette ou encore la déchéance de Dude. Puis la galerie de protagonistes défile et Howard Hawks continue à exceller dans leur présentation. La réserve de Colorado se joint à son sens de l’observation et à son intelligence ; par une parole de déplacée, pour mieux s’exprimer à propos à l’instant opportun. Chaque membre de l’entourage de Chance revêt son importance et Howard Hawks leur insuffle tous les éléments nécessaires pour les rendre vivants et surtout crédibles. Ainsi, on est surpris par Stumpy, dont la personnalité contraste avec tous les stéréotypes imaginables.

L’échange

Le réalisateur avance ses arguments à tâtons dès qu’il développe les liens unissant cette communauté ; pourquoi une amitié indéfectible les soude les uns et les autres, quelle que soit la montagne à gravir ou l’adversité. Il y a bien sûr l’affection de longue date et celle toute récente, qui évolue peu à peu, sous le feu ou sous la prise de conscience des sentiments. Et quand résonne une mélodie funeste ordonnée par l’aîné des Burdette, Dude et Colorado entonnent en chœur leur propre chanson, avec ferveur et fierté. Une façon comme une autre d’afficher les progrès accomplis par Dude, toujours sans fioritures ostentatoires.

Enfer et rédemption

Outre John Wayne, quasi inflexible dans la peau de John T. Chance, on relève la performance impressionnante de Dean Martin dans celle de Dude. Le comédien délivre une partition sans fausses notes en endossant le rôle de cet ivrogne, le borrachon comme l’ont surnommé les Mexicains et en lui injectant toute la détresse inhérente au personnage, nécessaire à ce que Howard Hawks désire transmettre au public. La façon dont il retranscrit la dépendance de cet adjoint déchu est assez conforme à la réalité perçue dans les années cinquante, vis-à-vis de l’alcoolisme et de ses ravages. Surtout, bien que le Code Hays exige une certaine édulcoration des faits, le metteur en scène parvient à exhiber les failles de son héros, quitte à l’avilir un peu plus.

Retour à la sobriété

Et c’est bel et bien dans ses hésitations que Dude émeut le spectateur, dans ses tremblements, dans ses accès de colère, un verre à la main, prêt à être ingurgité pour oublier ou pour satisfaire son addiction. Toute la faiblesse humaine transpire à travers chacun de ses mouvements même si la possibilité de s’extirper de ce purgatoire se profile, d’abord par accident puis par un regain de volonté. Les circonstances rappellent à Dude ce qu’il a été et ce qu’il peut encore être, bien que parcourir le chemin de la rédemption nécessite des efforts considérables.

Howard Hawks n’a point besoin de forcer sa démonstration ou de la surligner. Il filme, son personnage agit et consent à se repentir, à se reprendre en main, pour se sauver lui-même et les autres. Quelques détails ne trompent pas ; se raser, se baigner, être attentif ou tirer plus vite que ses opposants comme jadis. Et s’il trébuche au moindre obstacle, le réalisateur, loin d’être condescendant, inocule une pointe d’humanisme en lui tendant une perche pour le repêcher des Enfers.

Répit en musique

La Femme est l’avenir de l’Homme

Par conséquent, Howard Hawks opte ici pour la compassion, contrastant ainsi avec sa vision peu romantique des rapports amoureux, placés sous le signe de l’humour et de la ténacité. Le cinéaste apprécie les femmes pugnaces, aptes à s’affranchir des préjugés pour mieux décrocher le Graal et s’ériger en égal de l’Homme dans leurs relations sentimentales. Cette posture assez étonnante contredit la lecture monolithique du western classique et de la position de la femme en son sein. Howard Hawks ne perd pas ses habitudes et opère un numéro d’équilibriste, amusant avec cette verve ravageuse qui lui sied si bien.

Il préférerait presque se concentrer sur les joutes homériques auxquelles participent le laconique Chance et la volubile Feathers que sur les duels au détour d’une allée sombre. Chaque réplique assassine fait mouche et le débit verbal ininterrompu renvoie à celui de La Dame du vendredi. John Wayne et Angie Dickinson n’ont d’ailleurs rien à envier à la diction de Cary Grant et Rosalind Russel, offrant des séquences hautement jubilatoires où le jeu de séduction s’apparente à un ballet vocal. Feathers ne partage pas la docilité de Clémentine Carter dans La Poursuite infernale.

Une femme de caractère

Elle sait ce qu’elle veut et ne souhaite jamais se soumettre pour des raisons fallacieuses. Voilà pourquoi sa rencontre avec Chance témoigne aussi bien de sa force combattive que de la velléité d’Howard Hawks à écarter tout poncif de traitement, quitte à émasculer son protagoniste avec le sourire, en faisant vaciller toutes ses certitudes. En effet, quand un cow-boy réputé pour sa droiture et sa morale admet son erreur en faveur d’une femme qui subvient à ses besoins par le poker (une hérésie), le réalisateur remporte une victoire éclatante sur les mœurs de son temps.

Par ailleurs, il ignore que l’héritage de Rio Bravo se perpétuera à travers plusieurs générations, bien que personne n’égalera sa capacité à entrelacer autant de thématiques individuelles et collectives autour d’un dispositif unique, celui du dernier bastion tenu par quelques braves encore debout contre vents et marées. Un sommet éternel du septième art.

Film américain d’Howard Hawks avec John Wayne, Angie Dickinson, Dean Martin. Durée 2h21. 1959

François Verstraete

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