Barranca, petit port bananier imaginaire d’Amérique du Sud. Dans ce petit coin reculé, seuls des aviateurs chevronnés de l’aéropostale assurent les communications avec l’extérieur en acheminant le courrier, souvent au péril de leur vie. À leur tête, Geoff Carter, patron autoritaire et pilote émérite. Un beau jour, il croise la route de Bonnie, une artiste ambulante en escale à Barranca. Jeune femme au caractère bien trempée, elle bouleverse rapidement le quotidien de tout ce petit monde…

Année faste pour Hollywood, 1939 vit la sortie de plusieurs chefs-d’œuvre ou films cultes intemporels : Mr et Mrs Smith au sénat de Frank Capra, La Chevauchée fantastique de John Ford, Le Magicien d’Oz de Victor Fleming et… Seuls les anges ont des ailes d’Howard Hawks. Considéré par bon nombre d’observateurs comme une production charnière dans la carrière du maître américain, Seuls les anges ont des ailes témoignent d’une véritable maturité dans le savoir-faire hors norme du cinéaste.

Après avoir déjà marqué le public avec Scarface puis L’Impossible Monsieur Bébé, Howard Hawks poursuit sur sa lancée avec un long-métrage singulier que l’on qualifierait d’Ovni aujourd’hui. Pas vraiment un film d’aventures, ni un drame ou une comédie, Seuls les anges ont des ailes réunit en revanche les ingrédients de tous les genres sus-cités pour se marier harmonieusement à l’écran et devenir un objet unique pour l’époque.

Pour l’amour du risque

Féru d’aviation, pilote casse-cou lui-même à ses heures perdues, Howard Hawks va donc conter l’existence trépidante de ces chevaliers célestes qui risquèrent leur vie pour repousser un peu plus leurs limites dans le but ni plus ni moins que de servir le quotidien de leurs concitoyens. Hawks retrouve Cary Grant qu’il venait de diriger dans l’Impossible Monsieur Bébé. Ce dernier va profiter de l’occasion pour présenter une palette d’acteur exceptionnelle et s’affirmer comme l’un des plus grands interprètes de tous les temps, sans nul doute l’un des plus polyvalents.

Dès les premières minutes, Howard Hawks affiche sa maîtrise de l’action dans le sens premier du terme (c’est-à-dire le déroulement de l’histoire), à commencer par une exposition exemplaire, un savoir-faire hors norme qui culminera dans Rio Bravo. En près de quarante minutes, le cinéaste plante décor et protagonistes, les enjeux et l’intensité dramatique qui lie les uns et les autres. Avec en conclusion de cette exposition, un semblant de scène d’adieux entre Bonnie et Geoff (qui flirtent allégrement), mais aussi entre la jeune femme et Kid.

Pourtant, en refermant la porte, tandis que le champ de la caméra se resserre sur le personnage de Jean Arthur, on comprend que Bonnie s’invite et s’incruste d’elle-même dans cet univers iconoclaste, fait de dangers, de rires et de larmes, vivant au rythme des tragédies et des bravades du quotidien. On n’existe que pour voler. Cependant d’où le titre, seuls les anges ont des ailes alors que les hommes sont destinés à périr comme Icare quand ils prennent des risques insensés. En effet à l’opposé d’un Akira Kurosawa par exemple, Hawks à l’instar de John Ford d’ailleurs, adopte dans ses récits une parabole morale, souvent acide, mais jamais condescendante, ni avec le public, ni avec ses protagonistes.

Compte à rebours

À partir de ce postulat, le metteur en scène développe à la fois son dispositif formel et ses thématiques de prédilection. Ainsi Hawks affectionne de résoudre ses problématiques dans l’atmosphère d’un huis clos, au sein duquel les personnages se doivent de résister à une pression extérieure palpable et de s’extirper de situations inextricables. Que ce soit dans le cockpit ou derrière une radio au sol, tous doivent s’affranchir des conditions climatiques et endossent l’espace d’un instant le rôle du sauveur. À la clé, des vies seront épargnées, à plusieurs échelles si l’échéance est respectée.

D’où cette autre notion formelle chez le réalisateur, celui du compte à rebours incarné ici aussi bien par le délai accordé à Geoff et à son équipe pour acheminer sans encombre le courrier que par l’attente du prochain bateau pour Bonnie et son frêle espoir de conquérir le cœur du chef d’entreprise dans ce court laps de temps. Hawks profite alors de cette période pour nous parler de ses sujets fétiches, l’amitié, la rédemption et évidemment des rapports complexes entre les hommes et les femmes.

La guerre des genres n’aura pas lieu

Malgré ses tendances moralistes, Hawks croit fermement au rachat, à la miséricorde, que le déchu peut se métamorphoser en héros d’un jour et accéder au pardon de la communauté. La complicité virile, fervente, qui unit Kid et Geoff, caractérise à merveille ce cinéma masculin dans lequel puise le réalisateur américain, jusque dans la mort. Un cinéma d’hommes, mais aussi de femmes, tant Hawks fut l’un des premiers à l’imposer en figure de proue, victorieuse sur le champ de bataille de l’amour face à une gent du sexe opposé bornée, désabusée, sûre d’elle, mais tellement moins maligne.

Jean Arthur et Gary Grant se prêtent magnifiquement à ce jeu de dupes tandis que le futur interprète de La Mort aux trousses impressionne dans un registre nouveau pour lui, habitué aux comédies ou aux romances. Seuls les anges ont des ailes lui permirent de montrer une autre facette de son talent, en farouche indépendant qui commencera à accepter l’aide d’autrui et pas seulement en leur mendiant du feu…

Avec Seuls les anges ont des ailes, Howard Hawks en plus de confirmer son immense statut parmi les géants du cinéma classique annonce tout ce qui fera la richesse de ses travaux à venir. Quasi prototype sur la forme et sur le fond des ses plus futurs grands chefs-d’œuvre, Rio Bravo en tête, Seuls les anges ont des ailes sous des airs de fausse americana, séduit définitivement par l’épopée lyrique qu’il nous propose.

Film américain d’Howard Hawks avec Cary Grant, Jean Arthur, Richard Barthelmess. Durée 2h01. 1939.

François Verstraete

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